Edito
11H01 - jeudi 7 août 2025

Claude Moniquet et Mehdi Hijaouy : et si les Emirats arabes unis jouaient un rôle essentiel dans l’avenir de Gaza ?

 

Claude Moniquet et Mehdi Hijaouy : et si Abou Dhabi jouait un rôle essentiel dans l’avenir de Gaza ?

Les Emirats arabes unis sont l’un des principaux fournisseurs d’aide humanitaire à Gaza – y compris avec des programmes à long terme – et entretiennent également d’excellentes relations avec Israël et les capitales occidentales. Tout est réuni pour permettre à Abou Dhabi de jouer un rôle politique de premier plan dans la reconstruction et l’avenir de l’enclave palestinienne. Au cœur de la montée en puissance des Emirats, un homme : le conseiller à la Sécurité nationale Cheikh Tahnoun Ben Zayed al-Nahyane.

 

Les Emirats Arabes Unis montent en puissance dans l’aide humanitaire à Gaza. Outre leur participation au largage de 25 tonnes de vivres et produits de première nécessité, en coordination avec la Jordanie, il y a une semaine, et de nouvelles opérations aériennes d’assistance menée ce week-end, (toujours en collaboration avec Amman, mais également avec la France, l’Allemagne et la Belgique ces parachutages étaient la 61ème opération de ce type menée par les Emirats dans le cadre de l’opération « Chivalrous Knights »), Abou Dhabi est également l’un des principaux fournisseurs de l’aide acheminée par camions depuis l’Egypte et qui comprend des vivres, des médicaments et du matériel médical et du fuel destiné aux groupes électrogènes alimentant les hôpitaux et les stations d’épuration d’eau. Outre les dizaines de camions déjà entrés dans Gaza, plus de 5 000 tonnes d’aide émiratie sont actuellement stockées à el-Arish, en attente de convoyage.

  

Alimenter Gaza en eau, une priorité absolue

Plus intéressant encore, les Emirats travaillent activement à la mise sur pied d’un réseau de canalisations qui permettront de délivrer quotidiennement plus de 7,5 millions de litres d’eau potable à près d’un million de Gazaouis. Une fois terminé, ce pipeline, qui atteindra sept kilomètres de long dans un premier temps, amènera l’eau, dessalée en Egypte dans des installations elles-aussi fournies par Abou Dhabi d’abord dans le sud de la Bande de Gaza et ensuite jusqu’au centre de l’enclave palestinienne. D’autre part, des puits existant dans la zone seront réhabilités afin d’augmenter les quantités d’eau disponibles et de nouveaux puits seront creusés et mis en service. Le vice-ministre émirati des Affaires étrangères, Sultan al-Shamsi insistait, à raison, mercredi dernier, sur le fait que « fournir de l’eau potable est actuellement notre priorité absolue à Gaza». Enfin, al-Shamsi a confirmé, dans une interview, la présence d’un hôpital naval émirati au large d’el-Arish et celle d’une autre unité de soins à l’intérieur même de la Bande de Gaza. A ce jour, plus de 2 500 blessés et malades ont pu être traités par ces deux hôpitaux. 

Ces différentes actions font des Emirats l’un des contributeurs majeurs de l’aide aux Palestiniens mais elles dépassent le cadre de « simples » opérations ponctuelles : le projet de pipeline et la réfection des puits, en particulier, s’inscrivent dans un processus à moyen et long terme et soulignent la confiance qui existe entre l’Etat hébreu et Abou Dhabi. Il serait évidemment impossible autrement de mener des chantiers qui impliquent une présence sur le terrain et de lourds travaux de génie civil.

Ce positionnement illustre tout à la fois l’importance d’Abou Dhabi dans l’assistance aux populations civiles de Gaza et les bonnes relations existant entre Israël et les Emirats. Il permet donc de poser une question fondamentale : et si Abou Dhabi pouvait jouer un rôle politique dans l’avenir de Gaza ?

  

Quel rôle pour les Emirats le Jour d’après ?

Un jour ou l’autre, à l’évidence, la guerre s’arrêtera et il faudra alors travailler à construire un autre futur. Or, personne ne croit réellement au plan évoqué il y a quelques mois par Donald Trump qui voudrait évacuer les Palestiniens de la Bande de Gaza et transformer la zone en une sorte de vaste zone franche à destination touristique et commerciale. Et les plans de « recolonisation » de Gaza défendus par les ministres d’extrême droite sont tout aussi illusoires.

Mais dès lors, à quoi pourra bien ressembler « le jour d’après » ? Si le Hamas entend bien continuer à jouer un rôle dans la gestion de Gaza, cette perspective est inacceptable pour Israël, mais également pour les Etats-Unis et l’Europe. Et nombre de pays arabes ne veulent pas non plus en entendre parler. Mais si l’on tourne la page sinistre du Hamas, qui pourrait gouverner ce territoire ? De toute évidence, l’Autorité palestinienne – qui n’a pas connu d’élections depuis vingt ans et est dirigée par une clique corrompue – n’est pas en position d’assumer ce rôle. Alors ? Une solution, à laquelle on pense, discrètement, dans plusieurs chancelleries est d’associer un pays arabe, accepté par les deux parties, au futur de la Bande de Gaza.

Les Emirats seraient bien placés pour occuper cette place. En effet, dans le cas d’Abou Dhabi, aucune question ne se pose sur un possible « double jeu » : les Emirats sont, à ce jour, le principal signataire des Accords d’Abraham, ils sont clairement pro-occidentaux et entretiennent, entre autres, d’excellentes relations militaires avec les Etats-Unis et la France qui sont leurs principaux fournisseurs de matériels de combats. Avec Paris, des accords de transferts de technologies ont même été signés, qui permettent à Abou Dhabi de développer ses propres capacités de production d’armements. EDGE Group, fondé en 2019, est aujourd’hui l’un des 25 groupes industriels de la Défense les plus importants au monde. 

Ces caractéristiques, Abou Dhabi les doit à un homme, le Cheikh Tahnoun Ben Zayed al-Nahyane, fils du fondateur des Emirats et frère de leur actuel président, conseiller à la sécurité nationale depuis 2016. Mais dans la réalité, l’influence de Cheikh Tahnoun dépasse, et de très loin, la seule sphère sécuritaire. Si l’homme exerce une telle influence, tant au niveau régional que sur la scène internationale, c’est qu’il occupe une position unique, au carrefour de la sécurité, d’une politique d’investissement réfléchie mais agressive et multicibles et du développement des nouvelles technologies. A tel point que des observateurs ont pu écrire qu’il était celui qui avait fait entrer son pays dans le club des puissances mondiales émergentes.

 

Diplomatie, sécurité, investissements

Au plan régional, il gère les dossiers les plus sensibles, qu’il s’agisse des relations avec l’Iran ou de la guerre civile au Yémen. Usant de diplomatie – Cheikh Tahnoun est, de longue date, un intermédiaire aussi discret qu’efficace entre Téhéran et Riyadh – autant que l’arme financière, il a réduit les tensions avec l’Iran tout en jouant un rôle décisif dans de nombreuses opérations contre leurs proxys Houthis, que ce soit par l’apport en renseignement ou par le financement des forces loyalistes locales. Dans le même temps, il a consolidé l’ancrage des Emirats dans le bloc occidental tout en s’affirmant comme l’homme clé de la stabilité du Golfe.

Au plan mondial, le Conseiller à la sécurité nationale utilise les fonds souverains et l’empire financier qu’il contrôle – Abu Dhabi Investment Authority, International Holding Company, First Abu Dhabi Bank – qui font de lui l’un des plus importants investisseurs du monde. Ceci lui permet évidemment de diversifier l’économie du pays en réduisant sa dépendance aux énergies fossiles et en préparant l’ère « post-pétrole » (c’est le plan « Vision 2030 »), mais confère également à Abou Dhabi une place incontournable sur l’échiquier international.

Une part importante des fonds privés considérables dont il dispose a été investie dans les nouvelles technologies et, singulièrement, dans l’Intelligence artificielle. Sa holding G42 et son fond MGX ont, ainsi, noué des partenariats stratégiques avec Microsoft ou OpenAI, qu’il s’agisse de l’accord (pour 1,5 milliards de dollars) avec la première pour le développement de nouvelles infrastructures technologiques ou du soutien aux recherches d’OpenAI dans le domaine des puces. C’est le résultat d’un choix audacieux opéré en 2024, quand les Emirats se sont éloignés du marché chinois pour mieux s’allier aux géants occidentaux, ce qui a conféré à Abou Dhabi une place de véritable arbitre dans la HiTech et permet d’envisager que les Emirats deviennent rapidement un centre mondial incontournable de son développement.

Mais pour revenir à son rôle premier – assurer la sécurité des Emirats – le Cheikh Tahnoun a redessiné le paysage de la communauté nationale du renseignement. Sous sa direction, la Signal Intelligence Agency est devenue un acteur de classe mondiale de la surveillance des communications électroniques (SIGINT). Il a également renforcé le rôle de l’Amn al-Dawla (Direction générale de la sécurité, le renseignement intérieur) en en faisant un champion de la lutte contre le terrorisme et les ingérences étrangères, qui s’appuie entre autres sur l’IA sécuritaire (par exemple dans la vidéosurveillance urbaine). Le renseignement militaire, lui, joue un rôle de premier plan dans l’observation des zones de crises telles que le Yémen, la Libye ou la Somalie. Pour ce faire, ce sont à nouveau l’intérêt personnel et les investissements financiers de Cheikh Tahnoun dans l’IA qui ont été mis à contribution, avec, par exemple, le développement en cours de systèmes d’analyse prédictives.

Que ce soit au plan intérieur ou extérieur, les services de renseignements émiratis, dont toutes les composantes sont coordonnées par le Conseil Suprême de Sécurité nationale – ont amplifié, ces dernières années, leurs relations avec les grandes centrales occidentales et avec le Mossad : la valeur des renseignements fournis par Abou Dhabi à ses partenaires lui garantit ainsi l’accès privilégié aux ressources de ces services. Du gagnant-gagnant, en somme.  

Au XXIème siècle, qui dit « sécurité » et « IA » dit également renseignement spatial et drones. Au plan spatial, le projet Yasat-Next – opéré par la Al Yah Satellite Communications Company, qui propose des solutions de communications par satellite à 150 pays via ses satellites Thuraya – procure à Abou Dhabi d’énormes capacités de SIGINT. Elles augmentent encore avec la mise en orbite, le 3 janvier dernier, du Thuraya 4-NGS, construit par Airbus. Les données ainsi collectées seront analysées par TACTICA, qui agglomère les données fournies par les satellites, des capteurs et des sources ouvertes pour fournir du renseignement opérationnel en temps réel.

Pour ce qui est des drones, les Emirats les développent à la fois dans les trois dimensions – aérienne, navale et terrestre. L’entreprise ADASI a développé le Garmousha, un VTOL (Vertical Takeoff and Landing) destine à la reconnaissance et à la surveillance ; Makareb Technologies et le Français Naval Group a développé des appareils sans pilotes maritimes utiles au déminage et à la lutte contre les menaces sous-marines ; enfin, Abou Dhabi travaille, avec Riyadh, sur des drones blindés pour le champ de bataille terrestre.

Ce bref tour d’horizon permet de comprendre que les très discrets Emirats Arabes Unis sont devenus, sous la houlette de Cheikh Tahnoun Ben Zayed al-Nahyane, la puissance militaire régionale tout en demeurant un adepte de la soft diplomacy mais également un acteur humanitaire de premier plan.

Ces caractéristiques font de ce pays l’Etat arabe qui pourrait avoir un rôle de premier plan dans l’établissement d’un cessez-le-feu, mais également dans la reconstruction de Gaza et, qui sait,  dans la recherche d’une solution politique définitive à la question palestinienne. Rien à voir en effet avec le Qatar qui joue aujourd’hui l’intermédiaire « neutre » dans des pourparlers indirects qui patinent sans donner de résultats concrets depuis des mois et dont il est difficile d’oublier qu’ils furent l’un des principaux financiers du Hamas, qu’ils ont longtemps abrité sa direction politique et qu’ils jouent un rôle de premier plan dans la dissémination de la propagande des Frères musulmans dans le Golfe et au-delà…

 

 Claude Moniquet et Mehdi Hijaouy (ancien « numéro 2 » du renseignement extérieur marocain)

Claude Moniquet et Mehdi Hijaouy : et si Abou Dhabi jouait un rôle essentiel dans l’avenir de Gaza ?