Edito
12H56 - samedi 13 septembre 2025

Sous le stratovolcan, l’underground numérique. L’enquête éditoriale de Thierry Gibert

 

Sous le stratovolcan, l’underground numérique. L'enquête éditoriale de Thierry Gibert

Le 10 septembre, la France a vibré au rythme de ses manifestations, de ses slogans et de ses barrages routiers. Les télévisions ont retransmis les images de cortèges syndicaux et de blocages spectaculaires mais dans le Cantal, territoire rural, sauvage et faiblement peuplé, la contestation a pris une forme parallèle, presque invisible : un « underground numérique » foisonnant sur Telegram, WhatsApp et autres canaux cryptés. Alors que le pays scrutait les routes encombrées et les pancartes brandies, ce département enclavé révélait une mobilisation souterraine, orchestrée dans l’ombre des messageries numériques. Loin d’être une simple curiosité locale, ce phénomène éclaire une fracture nationale où la colère sociale s’exprime hors des cadres institutionnels, dans un espace virtuel anonyme, insaisissable et potentiellement explosif. Le Cantal, avec ses volcans endormis et ses vallées isolées, devient un révélateur des tensions qui traversent la société française.

 

Un laboratoire de radicalité et de confusion idéologique

L’analyse des échanges circulant dans ces réseaux locaux dessine un tableau complexe et inquiétant. Ces canaux regorgent de contenus hétéroclites : des tracts anonymes appelant à « bloquer tout », des mots d’ordre puisant dans les codes militants syndicaux et de la gauche radicale – « 10 septembre = blocage total », « Le 10, on ne négocie pas » – et des dénonciations virulentes de la surveillance étatique : « Pas de pitié pour les RG », « DGSI collabos », « Achevons la bête ». Ces messages côtoient des consignes pratiques, quasi militaires, pour déjouer les autorités : « Pas de noms, pas de chefs », « Préparez vos masques, les gaz vont tomber ». Des médias militants alternatifs, comme Rebellyon, Paris-Luttes Infos, Révolution Permanente, La Rotative ou Indymedia, sont relayés avec ferveur, alimentant une contre-information qui se pose en rempart à la « propagande officielle » des médias traditionnels. Ces plateformes, souvent animées par des collectifs anonymes, proposent des récits alternatifs, dénonçant tour à tour le capitalisme, l’État ou les institutions européennes et trouvent dans le Cantal un écho inattendu malgré son caractère rural et ses préoccupations locales.

Certains slogans vont plus loin, frôlant l’appel à l’insurrection : « Prenons la préfecture ». Cette formule fait écho aux propos tenus en septembre 2023 par le leader communiste français qui exhortait à « envahir les préfectures » pour protester contre l’inflation galopante. Ce glissement est significatif : un discours institutionnel, initialement encadré, est récupéré, amplifié et radicalisé dans ces groupes anonymes où il prend une tournure quasi subversive. Cette appropriation illustre comment des mots d’ordre issus de la sphère politique officielle peuvent être détournés pour nourrir une rhétorique plus extrême, hors de tout contrôle. Elle rappelle les dynamiques observées lors des Gilets jaunes où des revendications initialement économiques s’étaient transformées en appels à renverser l’ordre établi, portés par des réseaux sociaux décentralisés.

Ce qui frappe davantage, c’est la confusion idéologique qui traverse ces échanges. Dans une même discussion, des militants de gauche radicale dialoguent avec des individus revendiquant des sympathies pour le Rassemblement National : « Peu importe si trois mecs du RN sont là, l’important c’est d’être là ». Cette cohabitation improbable, parfois assumée comme une stratégie d’entrisme inspirée des Gilets jaunes, brouille les lignes idéologiques traditionnelles. On observe également l’importation de combats extérieurs, comme des appels à « lutter contre la suprématie blanche », déconnectés des réalités rurales du Cantal où les enjeux sociaux et économiques – enclavement, précarité agricole, désertification des services publics – dominent. Ces échanges transforment les messageries cryptées en un laboratoire de radicalisation où des influences antagonistes convergent, unies par une colère commune contre l’ordre établi. Cette dynamique rappelle les mobilisations anti-pass sanitaire de 2021, où des groupes hétéroclites, des antivax aux anarchistes, s’étaient fédérés dans une défiance partagée envers l’État. Dans le Cantal, cette convergence improbable traduit une perte de repères et une montée des extrêmes dans un espace numérique affranchi des garde-fous démocratiques.

 

Le Cantal : un terrain fertile pour la colère

Le choix du Cantal comme théâtre de cet underground numérique n’est pas anodin. Ce département, marqué par son isolement géographique, sa démographie déclinante et son économie agricole en crise, incarne les fractures territoriales françaises. Les habitants, confrontés à la fermeture des écoles, des bureaux de poste et des hôpitaux, ressentent un profond sentiment d’abandon. Les routes sinueuses, les hivers rigoureux et l’absence de grandes infrastructures accentuent l’impression d’être oubliés par les élites urbaines. Dans ce contexte, les messageries cryptées deviennent un refuge pour une colère sociale qui ne trouve plus sa place dans les syndicats ou les urnes. Elles permettent aux habitants, dispersés dans des villages reculés, de se connecter, de partager leurs frustrations et de s’organiser loin des regards institutionnels. Ce phénomène n’est pas unique au Cantal ; on le retrouve dans d’autres territoires ruraux, comme la Creuse, l’Ardèche ou les Hautes-Alpes où la défiance envers l’État s’amplifie, portée par un sentiment d’injustice et d’exclusion. Le Cantal, avec ses paysages austères et son histoire de résistance paysanne, offre un terreau fertile pour cette révolte souterraine.

 

Une stratégie d’auto-organisation hors des cadres officiels

Loin de se limiter à une agitation spontanée, cet underground numérique s’inscrit dans une logique d’auto-organisation méthodique. « Notre mouvement est en construction », écrit un participant, voyant le 10 septembre comme un « galop d’essai » à perfectionner. Les échanges évoquent des stratégies concrètes : « voir avec la mairie et négocier avec le maire » pour obtenir des salles municipales, constituer des collectifs citoyens ou s’appuyer sur des associations complices, tout en évitant soigneusement les partis politiques traditionnels. « Éviter de communiquer avec la préfecture », « mieux vaut traiter directement avec la mairie », lit-on. Ce choix est stratégique. En contournant l’autorité préfectorale, compétente pour encadrer les manifestations, les organisateurs s’adressent aux municipalités, responsables de l’occupation des espaces publics hors cortèges déclarés. Cette tactique, déjà éprouvée lors des Gilets jaunes, vise à ancrer le mouvement dans une légitimité locale tout en esquivant le contrôle étatique.

Cette structuration naissante s’accompagne d’une ambition de pérennisation. Les discussions mentionnent des réunions à venir dans les villages, des coordinations intercommunales et même des tentatives de fédérer des groupes dans d’autres départements ruraux. « On apprend du 10 septembre, on s’organise mieux pour la prochaine », écrit un autre participant. Cette volonté de durabilité, combinée à l’anonymat des messageries cryptées, rend le mouvement difficile à cerner pour les autorités. Elle reflète aussi une défiance profonde envers les institutions, perçues comme déconnectées des réalités rurales. Dans le Cantal, où les syndicats agricoles peinent à mobiliser face à la crise du secteur, ces réseaux numériques offrent une alternative séduisante pour les habitants en quête de solutions collectives.

 

La ligne rouge : l’instrumentalisation des enfants à Aurillac

Le cas d’Aurillac illustre une dérive particulièrement alarmante. Une vidéo publiée le 11 septembre par France 3 Auvergne sur Facebook montre des enfants lançant des pavés en mousse contre la vitrine d’une banque, dans une mise en scène présentée comme « symbolique ». Cette séquence, largement relayée dans les réseaux numériques, a suscité une vive controverse. Le maire d’Aurillac, Pierre Mathonier, s’est contenté de qualifier l’événement de « geste malheureux », dans une ville encore marquée par les violences survenues lors de l’édition 2025 du festival de théâtre de rue. Pour autant, les échanges sur les messageries cryptées sont sans ambiguïté : « La relève, ce sont les jeunes », « Pas de cours ce jour-là, on sort les gamins ». Aucun débat public, aucune concertation avec les familles n’a légitimé cette initiative. Des adultes, issus de cet underground numérique, ont orchestré cette performance, transformant des mineurs en acteurs d’une mise en scène politique puis ont diffusé ces images pour nourrir une propagande souterraine. « Les images parleront pour nous », résume un message.

Cette instrumentalisation de la jeunesse, hors du cadre scolaire et sans consentement collectif, franchit une ligne rouge. Elle banalise une violence symbolique en impliquant les plus vulnérables, ceux dont la conscience politique est encore en formation. Ce n’est pas un simple dérapage : c’est une stratégie délibérée où des adultes exploitent l’innocence des enfants pour amplifier leur message. Cette dérive rappelle d’autres épisodes comme certaines manifestations des Gilets jaunes ou des mobilisations anti-pass sanitaire où des adolescents étaient parfois placés en première ligne pour attirer l’attention médiatique. À Aurillac, l’utilisation d’enfants pour mimer l’émeute, même avec des pavés en mousse, traduit une radicalité qui n’hésite plus à manipuler les consciences les plus fragiles pour servir une cause.

 

Une fracture nationale aux racines locales

L’underground numérique du 10 septembre révèle une double fracture. D’une part, une colère sociale qui se détourne des structures démocratiques et syndicales pour s’exprimer dans l’anonymat des messageries cryptées. D’autre part, une démocratie fragilisée par des appels à « des actions transgressives illégales en bons résistants » et des slogans comme « Corrections éventuelles » ou « Achevons la bête ». Ces discours ne sont pas des dérapages isolés mais les symptômes d’une radicalité assumée, structurée et prête à s’intensifier. Le Cantal, avec ses slogans anonymes, ses enfants instrumentalisés et ses références à une contre-culture militante, n’est pas une exception. Ce qui couve sous le stratovolcan cantalien se retrouve en métropole comme en outre-mer, dans des territoires où la défiance envers l’État s’amplifie, portée par un sentiment d’injustice et d’exclusion.

La République ne peut tolérer ces zones grises où l’anonymat nourrit la radicalité et où les plus vulnérables sont instrumentalisés. Cet underground numérique ne construit rien ; il brouille les repères, fracture la société et abîme la cohésion nationale. Il trouve déjà des relais dans certains milieux politiques et syndicaux, prêts à durcir le ton et à amplifier la fragmentation sociale. Le cas d’Aurillac, avec ses images d’enfants manipulés et ses appels à la désobéissance, est un révélateur. Ce n’est pas une curiosité locale mais le symptôme d’une fracture nationale qui menace de s’élargir.

 

Un défi pour la démocratie

La colère sociale qui s’exprime dans le Cantal, comme dans d’autres territoires ruraux, n’est pas illégitime. Elle puise ses racines dans des inégalités bien réelles : enclavement géographique, précarité économique, désertification des services publics, sentiment d’être oublié par les élites urbaines mais cette colère ne peut justifier la banalisation de la violence symbolique, l’instrumentalisation des mineurs ou le refuge dans des canaux anonymes où la responsabilité s’efface derrière des pseudonymes. La République doit répondre à ce défi par un sursaut démocratique qui passe par plusieurs impératifs.

D’abord, il faut rétablir le dialogue avec les territoires délaissés, en donnant une voix aux habitants des zones rurales dans les processus de décision. Cela pourrait passer par des consultations locales ou des assises territoriales où les citoyens pourraient exprimer leurs préoccupations sans recourir à des plateformes anonymes. Ensuite, il est crucial de renforcer les cadres de la participation citoyenne, via des structures comme les conseils citoyens ou les budgets participatifs pour éviter que la colère ne s’égare dans des dérives radicales. Enfin, les autorités doivent sanctionner fermement les pratiques qui mettent en danger les plus vulnérables, comme l’instrumentalisation d’enfants dans des performances politiques. La répression seule ne suffira pas : il faut une réponse globale, qui combine écoute, inclusion et fermeté.

Sous le stratovolcan cantalien, la propagande souterraine s’enflamme. Elle n’est pas un feu isolé mais un signal d’alarme pour l’ensemble du pays. La République doit voir dans cet underground numérique non une anecdote mais une menace pour la cohésion nationale. Ignorer ce phénomène, c’est prendre le risque de voir le volcan entrer en éruption, fracturant davantage une société déjà divisée.

 

Thierry Gibert

Chroniqueur actualité et co-chef de rubrique Cantal pour Opinion internationale, Thierry Gibert, âgé de 53 ans, vit à Aurillac dans le Cantal. Délégué Départemental de l’Éducation Nationale du Cantal, il est formateur « Valeurs de la République et Laïcité » en région Auvergne-Rhône-Alpes, responsable syndical départemental, président de l’association Union des famille laïques du pays d’Aurillac, fondateur du collectif citoyen En Avant Aurillac. Il s’exprime à titre personnel dans les colonnes d’Opinion Internationale.

Émeutes à Aurillac : le Cantal reflète la montée en puissance du désordre national. Tribune de Thierry Gibert