La chronique de Didier Maus
12H03 - jeudi 7 janvier 2021

La démocratie américaine : un chef d’œuvre en péril ? La chronique de Didier Maus

 

Tout étudiant en droit apprend, dès la première année de ses études, que la démocratie américaine, fondée sur la Constitution de 1787, symbolise un idéal presque parfait. Il apprend également qu’il s’agit d’un régime présidentiel parfaitement équilibré où les « poids et contrepoids » (les Checks and Balances) garantissent un système à la fois démocratique, efficace, et, par dessus tout, respectueux du droit. La symbolique architecturale de Washington conduit à monter vers le Capitole et à considérer les  locaux du Congrès (Chambre des représentants et Sénat) comme le temple du rêve américain. Cette merveilleuse construction est-elle devenue un chef d’œuvre en péril ?

Tous les quatre ans ces mêmes étudiants, élevés dans les régimes parlementaires européens, sont étonnés par les subtilités et les méandres de l’élection présidentielle. En 2000, ils se passionnent pour des petits trous dont personne ne parvient à dire s’ils sont favorables à Bush ou à Gore. En 2016, ils constatent que M. Trump devient Président mais que Mme Clinton a quasiment obtenu trois millions de voix de plus que son adversaire. Ils découvrent alors, dans le détail, les mystères de la différence entre les voix populaires et le nombre des grands électeurs acquis par chacun des concurrents. En 2020, ils cherchent à comprendre ce que signifie le message, venu de loin, du président sortant affirmant que l’élection est lourdement truquée et que sa réélection lui est volée. Le 6 janvier 2021, en regardant BMFTV ou CNN (pour les anglophones) ils assistent en direct à une leçon de droit constitutionnel (la certification des résultats du 3 novembre), puis à une véritable tentative de subversion, menée par le malchanceux candidat et président Trump, à un envahissement des locaux du Congrès et à des scènes qui, pour certains, ressemblent aux habituelle images des coup d’État africain ou à la chute de l’URSS en 1991. Un étudiant fin observateur de la scène politique mondiale n’aura guère de difficulté à imaginer les regards sarcastiques et les commentaires ironiques de ceux à qui les États-Unis donnent en permanence des leçons de démocratie, à commencer par la Russie ou la Chine.

Notre étudiant aura intérêt à relire la Constitution de 1787. La section 1 de l’article II, complétée par les vingt et vingt-cinquième amendements devrait lui permettre, au bout de quelques moments d’intense patience, de comprendre comment fonctionne cette procédure, à la fois si compliquée et si étrange. Il découvrira rapidement que les États-Unis,  à la différence de tous nos pays européens, y compris ceux qui ont une structure fédérale, est une vraie fédération. Cela signifie que les règles de la vie quotidienne ne relèvent pas des autorités centrales mais de celles des cinquante États qui composent les États-Unis. Il lui suffira de se pencher sur le début du paragraphe 2 de la section 1, inchangé depuis l’origine, qui énonce : « Chaque État désignera, de la manière décidée par sa législature, un nombre d’électeurs égal au nombre totale de sénateurs et de représentants auquel il a droit au Congrès… ». Tout est dit : ce sont les grands électeurs qui constituent le véritable collège électoral présidentiel ; l’égalité de deux sénateurs par État est implicite ; il appartient à chaque État de fixer sa propre loi électorale et même à chaque comté d’en définir certaines modalités concrètes. Tous ces résultats sont rassemblés à Washington de manière à ce que le Congrès, les deux Chambres ensemble, proclament le 6 janvier le nom du nouveau Président. Ce qui devrait n’être qu’une simple formalité peut devenir une « sédition et une insurrection », pour reprendre les propos de Joe Biden, le président élu. 

Des esprits rationnels et logiques préconiseraient une profonde modification de ce dispositif (dont seuls les éléments essentiels ont été décrits). Ils plaideraient pour une véritable élection au suffrage universel direct, une profonde réforme des votes par correspondance  (pour ne pas commencer à voter avant la fin de la campagne électorale) et la proclamation des résultats non pas par une assemblée ad hoc présidée par le vice-président sortant mais par une instance indépendante ou la Cour suprême. Une telle évolution exige une révision de la Constitution, laquelle nécessite le vote des deux tiers des membres du Congrès et des trois quarts des États. Autant dire que c’est mission impossible. « On ne touche pas un monument historique », surtout lorsque les prérogatives des États sont en cause. Notre étudiant conclura sa réflexion par une impossibilité de procéder à une révision et, donc, à la conservation d’un système hérité d’un dix-huitième siècle finissant.

S’il est resté suffisamment tard devant son écran de télévision, il aura compris que la démocratie ne repose pas uniquement sur des règles juridiques, mais aussi sur un état d’esprit et un vouloir vivre ensemble. Lorsque celui qui a la charge suprême de « veiller au respect de la Constitution » (article 5 de la Constitution française) devient lui-même un pompier pyromane, le chef d’oeuvre est en péril. Et pourtant, il est lui-même obligé de faire marche arrière : il y a des pays, peu nombreux malheureusement, où jouer avec la démocratie devient un crime. Le péril est alors évité.

 

Didier Maus

Président émérite de l’Association internationale de droit constitutionnel