La chronique de Philippe Boyer
11H26 - lundi 19 octobre 2020

Apprentis sorciers. La chronique de Philippe Boyer

 

Les grandes plates-formes du Web ont leur part de responsabilité dans la violence de nos sociétés. Les Etats et les citoyens attendent d’eux qu’ils contribuent à les pacifier.

Il faut, en toutes circonstances, se montrer mesuré et ne pas agir sans cette nécessaire minute de raison qui permet de prendre un sain recul. Ceci étant dit, il n’est pas faux d’affirmer que Samuel Paty a été jeté en pâture sur les réseaux sociaux. Dit autrement, comment un « échange prof/éléve» dans une classe de collège a-t-il pu devenir à ce point-là « hors de contrôle » jusqu’à ce lâche assassinat. La justice passera et l’enquête en cours démêlera les terribles responsabilités des uns et des autres qui ont abouti à ce meurtre barbare de ce professeur de collège soucieux d’émanciper la conscience de ses élèves.

A ce stade, on peut s’en crainte affirmer qu’une fois de plus il faut se pencher sur la responsabilité des plates-formes qui jouent aux apprentis sorciers en matière de diffusion de messages d’intolérance et de haine en ligne. On objectera à juste titre que ce ne sont pas les technologies qui sont « bonnes » ou «mauvaises» mais bien l’usage que l’on en fait. Ceci est vrai. En effet, si le tueur de Christchurch, en Nouvelle-Zélande, n’avait pas eu la possibilité, en ce 15 mars 2019, de diffuser le direct de son massacre contre deux mosquées sur Facebook-Live pendant 17 minutes, peut-être qu’il ne serait pas passé à l’acte avec le même acharnement au motif que ses atrocités ne se seraient pas répandues à l’échelle mondiale. Ce geste, comme celui de l’assassin du professeur de Conflans-Sainte-Honorine repose, plus que jamais, la question de la modération sur les sites de vidéos en ligne et réseaux sociaux.

 

Peser sur les plates-formes

Le fait de forcer les distributeurs de contenus vidéos à modérer les contenus qu’ils diffusent et surtout d’agir au plus vite afin d’éviter que des contenus dangereux se propagent est, à l’échelle d’internet, un vieux sujet contre lequel les Etats buttent régulièrement. Suite à la tuerie de Christchurch, la maison-mère de YouTube, Google, rappelant, quelques jours après le massacre, que «les contenus choquants, violents et explicites n’ont aucune place sur [nos] plates-formes et sont supprimés dès qu’ils sont repérés». Twitter indiquant à l’époque avoir suspendu le compte du suspect tout en bloquant les occurrences les plus choquantes des images de la tuerie. Un véritable jeu du chat et de la souris sans fin auquel Mark Zuckerberg, patron de Facebook, reconnaissait, sorte d’aveu d’échec, qu’une action des pouvoirs publics s’avérait à présent nécessaire[1].

 

La loi, rempart contre la haine en ligne

Entre l’idée et la réalité, rien n’est moins simple comme en attestent les très nombreuses discussions parlementaires qui ont lieu au cours des premiers mois de cette année jusqu’à la censure de la Loi Avia par le Conseil Constitutionnel au motif que son article 1, le délit de « non retrait », aurait porté atteinte à la liberté d’expression. Seulement, dans ce combat contre la haine et l’obscurantisme, il faut sans crainte user et abuser de toutes les armes juridiques à notre portée. Evidemment, on ne mettra pas un terme à cette violence aveugle que certains portent profondément en eux par un simple arsenal juridique, aussi contraignant soit-il, mais a minima et sans cela, les choses pourraient encore empirer. Il y a urgence à légiférer sur ce sujet via un cadre réellement contraignant qui permettra enfin de responsabiliser et d’obliger les plates-formes numériques à se doter de toutes les ressources – humaines, algorithmiques, intelligence artificielle, peu importe le mode applicatif… – pourvu qu’elles soient réellement aux cotés des pouvoirs publics qui luttent contre ces formes de menaces de nos valeurs démocratiques.

 

Exemples européens

Depuis l’année 2018, en Allemagne, la loi NetzDG[2] (pour une meilleure application de la loi sur les réseaux sociaux) impose aux plates-formes comptant au moins 2 millions d’utilisateurs de retirer, sous 24 heures, les messages de cyber haine sous peine d’amendes pouvant se monter à 50 millions d’euros. Dans le projet de loi Avia, les manquements à ces règles de retrait de contenus étaient passibles d’une sanction financière pouvant atteindre 4 % du chiffre d’affaires annuel mondial de ladite plate-forme. Un montant autrement plus dissuasif, seul moyen de contraindre ces géants du Net à agir. Au Royaume-Uni, post Brexit, le gouvernement britannique s’est mis en ordre de marche pour réguler les Gafa, via un régulateur dédié pour contrôler les Google et auxtres Facebook. Si ce projet devait être mené à son terme, ce pays deviendrait l’un des premiers pays en Europe à se doter d’un régulateur spécifique capable d’agir sur ces géants en leur imposant des bonnes pratiques tant en matière de données personnelles que de régulation de la haine en ligne.

 

L’anonymat, cet autre fléau

Au-delà du retrait des contenus haineux ou diffamatoires, l’autre enjeu sur lequel le législateur doit peser, c’est celui de la fin du règne de l’anonymat. Là encore, impossible d’avancer sans l’aide de ces plates-formes qui ne doivent plus seulement aider les autorités judiciaires et policières à débusquer au cas le cas la couardise humaine mais transformer leurs outils pour que l’identité des prosélytes qui y propagent haine et menaces apparaissent au grand jour. Inventons, créons, mettons en place de nouvelles façons d’administrer ces plates-fromes. Qu’on ne vienne pas argumenter qu’il est trop tard ou que cela n’est pas possible. Ce que les esprits de la Silicon Valley ont développé, ils peuvent le détricoter pour l’améliorer.

C’est à toutes ces conditions que la révolution numérique que l’on a « achetée » à l’aveugle gagnera en crédibilité et en sérénité. Puisqu’il semble désormais presque impossible de faire rentrer le génie dans sa lampe, il faut que les Etats et leurs citoyens pèsent plus que jamais de tout leur poids pour que ces apprentis sorciers disciplinent leurs pouvoirs, bref, qu’ils regagnent enfin le droit chemin.

Philippe Boyer est un bloggeur reconnu en matière de numérique et d’innovation. Ses écrits paraissent régulièrement dans la presse économique et digitale : La Tribune, Les Echos, Forbes France, Opinion Internationale…
Conférencier et écrivain, Philippe Boyer est l’auteur de plusieurs ouvrages sur les thématiques du numérique : « Ville connectée- vies transformées – Notre prochaine utopie ? » (2015) et « Nos réalités augmentées. Ces 0 et ces 1 qui envahissent nos vies » (2017). Il a publié son premier roman: « God save the tweet », paru aux Editions Kawa (mars 2019). Un roman qui met en scène la Reine Elizabeth II devenue éprise de numérique et tout particulièrement de Twitter.

[1] https://www.washingtonpost.com/gdpr-consent/?next_url=https%3a%2f%2fwww.washingtonpost.com%2fopinions%2fmark-zuckerberg-the-internet-needs-new-rules-lets-start-in-these-four-areas%2f2019%2f03%2f29%2f9e6f0504-521a-11e9-a3f7-78b7525a8d5f_story.html

[2] http://www.gesetze-im-internet.de/netzdg/index.html

 

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