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11H38 - jeudi 29 juin 2017

« La vérité est bonne pour réconcilier les mémoires » : entretien avec Ferial Furon, auteure de « Si Bouaziz Bengana, dernier roi des Ziban » aux éditions Riveneuve

 

Ferial Furon, présidente de l’association FARR (Franco-Algériens-Républicains-Rassemblés) et chroniqueuse d’Opinion internationale vient de publier un ouvrage « Si Bouaziz Bengana, dernier roi des Ziban » aux éditions Riveneuve.

Ce livre, mêlant passé et présent, retrace le versant à la fois intime et public du dernier Cheikh El Arab des territoires du Sud algérien, né à la fin du XIXème siècle et mort le 17 juin 1945.

Le passage de Ferial Furon (arrière-petite-fille de Bouaziz Bengana) sur la chaîne TV Canal Algérie pour la présentation de cet ouvrage a suscité un tollé sur les réseaux sociaux et dans la presse algérienne. Notre mémoire commune franco-algérienne ne semble toujours pas apaisée. C’est la raison pour laquelle, nous avons voulu comprendre les motivations de l’auteure à travers cet entretien.

 

Ferial Furon, pourquoi ce livre aujourd’hui ?

Je portais ce livre en moi au plus profond de moi-même, depuis de longues années. C’est une histoire qui m’a été transmise depuis toujours. Elle coule aussi dans mes veines si je puis dire. Je pense même que le désir de raconter la destinée de ces chefs sahariens et surtout celle du dernier représentant de cette lignée, le personnage central du livre, Si Bouaziz Bengana, né à la fin du XIXème siècle et mort le 17 juin 1945 était celui de plusieurs membres de la famille. C’est avant tout une quête de justice et de vérité qui anime chacun d’entre nous.


Pourquoi ce livre a-t-il fait tant de bruit lors de sa présentation en Algérie ?

Je m’attendais à cette levée de bouclier. Les freins que j’ai évoqués plus haut sont bien évidemment dus aussi à cette hostilité sous-jacente dont j’ai toujours été consciente. Le traumatisme provoqué par la colonisation française empêche beaucoup de mes compatriotes algériens de regarder leur passé en face sans dogmatisme ni mystification. J’en veux pour preuve la censure émanant de la société civile qu’on a voulu m’imposer en appelant au boycott de mon livre.

Au vrai, je me suis préparée à ce déferlement de haine irrationnelle mais je ne savais pas à quel moment il allait éclater. Et bien c’est chose faite.

Le procès qu’on me fait aujourd’hui est de – je cite mes détracteurs – faire du « révisionnisme historique », du « négationnisme » voire de « l’apologie du colonialisme ». C’est un faux procès. Je ne renie aucun fait historique lié à cette lignée de grands chefs sahariens. Mais il me semble important de se réapproprier notre passé en n’occultant aucun acteur de l’Histoire.

« Les faits sont têtus » disait Lénine et à trop les occulter on s’éloigne du réel et on transforme une mythification en mystification. C’est une force pour un peuple que de savoir regarder son passé en face dans toutes ses composantes. Au reste ne demandons-nous pas en tant qu’Algérien à l’ancien colonisateur de faire de même ?


Dans votre ouvrage vous révélez un secret de famille : l’assassinat du Bachagha Bengana par les autorités françaises au lendemain de la deuxième guerre mondiale. Votre livre tente de révéler le mobile de cet assassinat. Sur quels faits repose votre hypothèse ?

Avant de répondre à votre question, je souhaite apporter une précision. Le titre officiel de mon arrière-grand-père, Bouaziz Bengana, était « Cheikh El Arab » depuis 1929 jusqu’à sa mort en 1945. Ce titre était tombé en désuétude en 1861, à la mort de son aïeul (l’oncle de son grand-père précisément), le dernier Cheikh El Arab de la conquête, Bouaziz ben Boulakhras Bengana. Vous remarquerez d’ailleurs qu’ils portaient le même prénom. D’où la confusion entre les époques que j’ai pu lire dans différents articles sensés commenter les polémiques suscitées par mon ouvrage. On a, en effet, attribué au personnage central de mon livre des événements du XIXème siècle qui se sont déroulés avant sa naissance.

Pour revenir à votre question, le Cheikh El Arab Bouaziz Bengana, le personnage central de mon récit, n’a pas quitté ce monde d’une mort naturelle. Je révèle dans ce livre un secret de famille qui est aussi un secret de la grande Histoire : son assassinat par les autorités françaises de l’époque, le 17 juin 1945, au moment où le peuple algérien souffrait de l’un des plus effroyables massacres de l’histoire coloniale, ceux de Setif, Guelma et Kherrata.  

Cependant, je ne me suis pas contentée de transmettre cette information que tout un chacun, bien évidemment, est en droit de contester. J’ai voulu comprendre les raisons de cet assassinat d’Etat. Et pour cela, j’ai poussé les portes des archives d’Outre-mer d’Aix en Provence qui sont – dois-je le rappeler ? – ouvertes à tous les citoyens. Et qu’y ai-je découvert ? Un rapport officiel estampillé « urgent et confidentiel » du gouverneur Général de l’Algérie, Yves Chataigneau, au Général De Gaulle datant du 8 décembre 1944 et analysant l’impact sur la stabilité des territoires du Sud de la campagne diffamatoire orchestrée par le parti communiste français via le journal d’informations « Liberté » à l’encontre du Cheikh El Arab Bouaziz Bengana.

Dans ce rapport, il est écrit noir sur blanc le paragraphe suivant :

« Quoi qu’il en soit, la campagne de « Liberté » contre Bengana continue. Elle n’a pas eu seulement pour résultat de provoquer une alliance entre la grande propriété européenne et la grande propriété musulmane, par répercussion, un mouvement xénophobe s’est accentué dans les milieux musulmans du Sud.

Or, je ne dispose dans cette région du Sud que de forces de police tout à fait insuffisantes. Le commandant du territoire de Touggourt n’a sous ses ordres que trois cents cavaliers. Il se déclare impuissant à maintenir l’ordre le jour où le Cheikh El Arab poussera, ouvertement ou non, ses partisans dans la voie de l’agitation.

Le problème est donc le suivant : une agitation extrêmement vive dans les milieux européens, en raison de la gravité des faits reprochés aux Cheikh El Arab. Une agitation très grande, également, des populations musulmanes du Sud qui soutiennent Bengana à la fois en tant que chef temporel et que personnage religieux attaqués par les infidèles. Une collusion ouverte entre les grands propriétaires terriens français et musulmans.

En face de cela, une Administration locale sans grande valeur et des forces de police réduites à la disposition de l’autorité centrale.

Le cheikh El Arab comprend parfaitement les avantages dont il dispose. Il déclare volontiers qu’il se désintéressera désormais de l’Administration. Il s’est laissé à déclarer que si l’Administration ne le protégeait pas, il invoquerait la protection d’une puissance étrangère, et comme la région où il exerce son autorité comporte une structure d’anticlinaux pétrolifères, il peut trouver aisément audience à de telles propositions. Il m’a déclaré que, puisqu’il était traité de voleur, il ne se croyait plus autorisé à porter la légion d’Honneur et il a tenté de me la remettre (…). Il est bien évident que le développement des campagnes entreprises par « Liberté » placera l’Administration devant des difficultés de plus en plus grandes. Le principal danger est donc de voir une union s’établir entre les différents mouvements indigènes contre l’Administration française. Il conviendrait d’attirer l’attention du bureau du parti communiste sur les incidences d’une telle situation qui peut provoquer, soit le revirement des grands Chefs du Sud en faveur des Amis du Manifeste, de l’agitation nationaliste et du gouvernement algérien présidé au Caire par l’Emir Mokhtar Abdel Kader, soit des réactions d’auto-défense de la part des personnalités musulmanes mises en cause et de leurs partisans c’est-à-dire des troubles ».

Ce rapport « urgent et confidentiel » du 8 décembre 1944 est limpide quant aux craintes du Gouverneur Général d’une éventuelle union de tous les mouvements musulmans d’Algérie (avec les Chefs arabes du Sud) CONTRE l’Administration française.

C’est à la lecture de ce document que j’ai compris les raisons de son assassinat et je laisse le lecteur libre d’analyser ces faits, d’adhérer ou de contester l’hypothèse que j’invoque dans l’épilogue de mon livre.  

La France de 1945 est un pays ravagé par la guerre, dont l’existence même est liée à l’aide américaine. En termes de géostratégie, l’Occident rentre dans la « guerre froide » et dans ce genre de confrontation, toute espèce d’agitation sur un territoire de l’empire colonial français qui a servi de base arrière aux armées anglo-américaines et française n’est pas acceptable. Si vous ajoutez à cela la découverte récente de possibilités pétrolières, le mobile de cet assassinat n’est pas difficile à trouver.


Selon votre hypothèse, le mobile de son assassinat serait lié aux appétits des puissances (britannique et américaine) pour une mainmise sur les gisements pétroliers découverts dans la région. Imaginez-vous que votre aïeul ait pu contracter une alliance avec ces puissances, et susciter de facto une sécession des territoires du sud-est algérien ?

C’est en effet la piste de réflexion que je propose dans ce livre. Et je serais heureuse d’avoir l’avis d’historiens considérés pour tel – dois-je le préciser encore ? – c’est-à-dire qui interprètent l’Histoire avec leur raison.

Dans mon récit, j’ai tenté de dresser le portrait de cet homme avec sincérité et honnêteté même si on y décèle un certain attachement affectif. Et pour cela, il m’a fallu alimenter et argumenter scientifiquement la transmission qui m’incombait. J’ai retranscrit ses discours et verbatims et notamment ceux qu’il a tenus lors de la commission pour les réformes musulmanes de 1944 dont il était membre. Contrairement à la caricature d’usage que l’on se fait de ceux appelés communément « les suppôts de l’Administration française », ses prises de position étaient en faveur de l’égalité en droits et de l’amélioration des conditions de vie de TOUS les autochtones musulmans qu’on appelait avec un mépris certain « les indigènes » et ce quel que soit leur milieu social. Ses principales revendications étaient l’accès à l’instruction publique de tous les enfants musulmans filles et garçons et l’enseignement obligatoire de l’arabe à l’école. Je le cite : « Notre langue maternelle ne devra plus être considérée comme langue étrangère et doit, à ce titre, être diffusée sérieusement. La langue arabe doit être intégrée dans l’enseignement public et enseignée dans tous les établissements scolaires. » Il recommandait également un large accès à l’enseignement supérieur de l’arabe dans les medersas d’Alger, de Constantine et de Tlemcen. Ses recommandations étaient celles d’un homme éclairé et aspirant à une société plus juste, résolument tournée vers le progrès.

Alors oui, par ce pragmatisme et sa hauteur de vue, je l’imagine tout à fait apte à « contracter des alliances avec ces puissances » comme vous dites, pour se libérer du joug de l’ordre colonial qu’il subissait lui aussi, et susciter de facto une sécession des territoires du sud-est algérien.


Dans un entretien, vous avez déclaré que la famille Bengana avait apporté son soutien aux révolutionnaires algériens durant la guerre de libération nationale 1954-1962. Pourriez-vous nous dire comment ?

Oui tout à fait. Mon grand-père, Mohammed Belhadj dit « Hamma » Bengana, le fils aîné du personnage central de mon livre, avec son frère Bey Bengana ont aidé de façon conséquente, sur le plan financier, matériel, logistique et politique, les moudjahidines des Ziban, dont le chef des résistants était le colonnel Si El Aoues et ce dès le déclenchement de la guerre de libération nationale de 1954 jusqu’à la proclamation de l’indépendance de l’Algérie. J’ai aussi réussi à exhumer un dossier de 156 pages aux archives d’Aix-en-Provence qui en constitue une preuve irréfutable.


Pensez-vous avoir fait œuvre utile pour réconcilier toutes les mémoires ?

Force est de constater que cette mémoire commune franco-algérienne n’est toujours pas apaisée. Or il est important de se libérer du joug d’une certaine vision coloniale « dominant-dominé » qui laisserait croire que l’Algérie n’a pris corps qu’à partir de 1830. Pour cela, il est important de connaitre la destinée de tous ces chefs locaux – et au-delà de la seule région des Ziban –  dont le pouvoir était ancestral et qui à un moment donné, pour des raisons diverses, ont effectivement collaboré avec les autorités coloniales françaises.

Connaître l’histoire de ces chefs n’est pas faire « l’apologie du colonialisme », loin de là. C’est au contraire faire preuve d’une maturité pour aborder l’histoire de l’Algérie dans toute sa complexité.

Par ailleurs, j’ai voulu donner des noms, une identité, à des tribus qui ont composé notre société à une époque reculée. L’histoire n’est rarement voire jamais abordée sous cet angle tribal où des rivalités et des guerres fratricides faisaient rage sur le territoire de l’ancienne Régence d’Alger et où la notion d’Etat centralisé était encore diffuse dans l’inconscient populaire.

A travers mon récit, j’ai tenté d’expliquer les stratégies d’alliances des élites autochtones face à des pouvoirs politiques extérieurs en Algérie (d’abord ottoman ensuite français).  J’ai voulu décrire les mœurs des Arabes de « grandes tentes » comme on dit. Mon travail exhume notamment un mode de production (le pastoralisme) qui a tant décliné depuis et sans la compréhension duquel ces stratégies d’alliances ne peuvent pas être comprises.

Alors oui, je pense avoir fait œuvre utile pour réconcilier les mémoires même s’il me faut encore batailler pour défendre mon travail.

 

Propos recueillis par Michel Taube

 

Débat avec l’auteure de l’ouvrage

ce jeudi 29 juin à 19h Chez Riveneuve Editions

85 Rue de Gergovie, 75014 Paris.

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