Edito
11H55 - vendredi 7 août 2015

Turquie : cynisme et double jeu d’Erdogan dans la lutte contre Daesh

 

 

Les présidents Erdogan et Obama lors d’une réunion à Séoul le 25 mars 2012 © Thomson Reuters

 

Le peuple turc est un grand peuple, mais son Président un redoutable animal politique qui risque fort de précipiter la ruine des efforts de la communauté internationale pour endiguer la progression de Daesh.

L’entrée en guerre il y a dix jours de la Turquie contre l’Etat islamique marque un tournant de plus dans le conflit au Proche-Orient. Tandis que les Etats-Unis concentrent leurs frappes sur les positions de l’Etat-islamique et veillent à entretenir l’alliance forgée avec l’armée kurde – principale force d’opposition à Daesh – les forces turques ont, à la surprise générale, ouvert le feu sur les combattants du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK).

Face à cette stratégie – surprise du président Erdogan, les Etats-Unis et la Coalition internationale tentent depuis quelques jours d’apaiser les tensions entre l’armée turque et les forces kurdes afin de ne pas perdre de vue l’objectif principal de ce conflit : la victoire contre Daesh.

 

L’embarras de la coalition

Fin juillet, un accord a eu lieu entre Washington et Ankara afin de permettre la création d’une zone de sécurité au nord de la Syrie. Cette dernière, de taille relativement modeste, est censée couvrir une zone d’une centaine de kilomètres de large entre la ville d’Alep et l’Euphrate. En créant un espace libre de toute présence de Daesh, ce sont près de 1,8 millions de Syriens actuellement réfugiés en Turquie qui pourraient être en mesure de retourner chez eux.

Cet accord intervient par ailleurs peu de temps après que les forces turques ont autorisé l’armée américaine à utiliser la base militaire d’Incirlik dans la province d’Adana à 30 km de la côte méditerranéenne.

Ces deux éléments réaffirment l’engagement de la Turquie dans la lutte contre l’Etat Islamique et l’alliance avec la coalition internationale. Cependant, comme le soulignent plusieurs experts américains, ces avancées ne sont pas nécessairement synonymes d’une évolution dans la lutte contre Daesh. Les priorités du gouvernement Erdogan sont avant tout de défaire Bachar al-Assad et de lutter contre le PKK.

Or, c’est bien là que se trouve l’embarras de plusieurs officiels américains. Alors que les branches armées kurdes telles que le PKK et les Unités de Protection du Peuple (YPG) demeurent les principaux remparts contre l’avancée de l’Etat islamique, la Turquie vient de porter un coup aux principaux alliés de la coalition.

En conséquence, un communiqué du PKK en date du 24 juillet a affirmé que les attaques menées par la Turquie contre les rangs kurdes signifiaient « la fin du cessez-le-feu » qui tenait tant bien que mal depuis 2013.

 

Membres de l’armée kurde à proximité de Tell Abyad © Stringer

 

L’offensive d’Erdogan contre les partis kurdes

Au-delà des querelles historiques qui existent depuis les années 80 entre le PKK – placé sur la liste officielle des organisations terroristes de l’Union européenne, des Etats-Unis et de la Turquie – et le pouvoir turc, les partisans d’Erdogan justifient l’attitude de la Turquie par plusieurs raisons.

Les attentats perpétrés le 22 juillet dernier contre deux policiers turcs et revendiqués par le PKK pour dénoncer la « collaboration » de ces derniers « avec le groupe Daesh » peut en partie justifier les représailles du gouvernement d’Erdogan contre le parti extrémiste kurde. Cependant, d’autres motivations sont à prendre en considération.

En effet, les élections législatives turques du mois de juin ont vu le Parti démocratique du peuple (HDP) remporter 13% des suffrages face au Parti de la justice et du développement (AKP) du président Erdogan. Ces résultats, qui ont largement déstabilisé le pouvoir en place poussent aujourd’hui le gouvernement à mener sa nouvelle politique à l’encontre des partis kurdes et du HDP.

Une enquête judiciaire a ainsi été ouverte contre Selahattin Demirtas, leader du parti kurde, pour « faits de terrorisme, troubles à l’ordre public et incitation à la violence ». On compte également huit partis pro-kurdes qui auraient été interdits sous prétexte d’être affiliés au PKK.« Je suis personnellement hostile à l’interdiction des partis, mais les leaders politiques doivent payer le prix de leurs liens avec des groupes terroristes », a expliqué le président turc.

Au moment où le parti présidentiel se trouve contraint de former une coalition avec un second parti, cette disqualification du HDP permettrait de provoquer de nouvelles élections, sans la présence de ce dernier. « Pendant vingt ans, la durée de vie moyenne d’un gouvernement de coalition a été de trois à quatre mois, maximum seize mois. On se bercerait d’illusions si on estimait que les gouvernements de coalition sont profitables à la Turquie », a récemment ajouté Erdogan qui démontre ainsi sa volonté de vouloir à nouveau régner sans partage sur le pays.

D’autre part, comme le rappelle Ufuk Ulutas – directeur d’un think tank proche de l’AKP -, les opérations militaires contre le PKK seraient aussi un moyen pour l’armée turque de réaffirmer sa puissance face aux forces kurdes. «  L’armée montre qu’elle a les capacités de s’en prendre au PKK. La guérilla kurde essayait de tirer un bénéfice politique du chaos en Irak et en Syrie. C’est un rappel à la réalité pour elle », a-t-il expliqué. Les chiffres font ainsi état de 260 militaires kurdes tués et près de 400 blessés au cours de ces frappes.

La situation reste donc particulièrement préoccupante tant la stratégie d’Erdogan semble contraire à celle qu’il faudrait aujourd’hui adopter pour en finir avec Daesh. Si les États-Unis et l’Union Européenne échouent à s’imposer comme leaders dans la lutte contre Daesh et à influencer la politique extérieure du président Erdogan, le risque est de voir disparaître les principaux alliés de terrain de la Coalition. Une telle situation marquerait à coup sûr une victoire supplémentaire pour l’Etat islamique.

Directeur de la publication