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14H52 - lundi 28 octobre 2024

Quel avenir pour la santé au travail ? La tribune de Jean-Paul Thonier, consultant en gestion des risques/santé au travail

 

Le regard réaliste porté lors du dernier salon PREVENTICA Lyon.

PREVENTICA est un salon et un ensemble de conférences consacrés à la santé-sécurité au travail qui s’estprogressivement imposé comme la principale manifestation sur ce thème, tant en France qu’au Maghreb et en Afrique francophone. Il réunit depuis près de vingt tous les acteurs de cet écosystème à l’occasion de deux salons annuels, en juin et en octobre, dans deux grandes métropoles françaises, Paris et Lyon.

Sa dernière édition, qui s’est déroulée à Lyon du 8 au 10 octobre 2024 a réuni plus de 450 exposants sur 18000 m2. Ses 11 000 visiteurs professionnels ont pu assister à 180 conférences et ateliers.

Parmi celles-ci, la table ronde devenue un point de repère majeur depuis deux ans : « Santé au travail, médecine au travail : enjeux, état des lieux et perspectives »

 

La santé au travail, un univers en révolution permanente

Discipline encore trop méconnue et sous-estimée, malgré ses potentialités, la santé au travail passe encore régulièrement sous les radars des décideurs du système de santé, sans doute en raison de son positionnement dans la galaxie du système de santé.

Bousculée par cette quête de sens et par la baisse continue du nombre de médecins du travail, elle a connu quatre réformes en vingt ans : 2004, 2011, 2016 et 2021.

Toutes se sont globalement accordées sur des constats, mais aucune n’était parvenue à y apporter une réponse d’ensemble pérenne et pleinement satisfaisante.

 

La « der des ders » ?

Nous nous situons plus de six ans après le lancement, début 2018, par le Premier ministre Edouard Philippe, d’une réforme majeure du système de santé au travail. Cette démarche volontariste portait initialement l’immense ambition de revoir en profondeur l’architecture générale du système, en englobant dans son champ l’ensemble des nombreux acteurs publics et privés qui le composent.

Force est aujourd’hui de constater qu’elle n’a concerné que les Services de Santé au Travail Interentreprises, rebaptisés SPSTI. C’est le statu quo qui prévaut pour les autres intervenants, en particulier pour les nombreux acteurs publics, intriqués dans un « mille feuilles », dont la France semble détenir – et garder jalousement – le secret.

 

Ce long processus de réformes a été jalonné par quelques étapes particulièrement marquantes :

  • Première d’entre elles, le « big bang » initial constitué par la publication fin août 2018 du « rapport Lecocq »,intitulé « santé au travail : vers un système simplifié pour une prévention renforcée ».

  • Elle a rapidement été suivie par la mobilisation des Services de Santé au Travail Interentreprises (SSTI), qui ont décidé d’apporter une contribution active à cette réflexion en élaborant, sous l’égide de leur organisation professionnelle, PRESANSE, un document fondateur : le cahier des charges de l’offre des services de santé au travail, qui a servi de base au travail des partenaires sociaux sur la notion d’« offre socle ».

  • Le processus est mis entre parenthèses par la longue période de COVID, qui a mis en lumière de façon criante le lien entre travail et la santé des salariés et permis d’accélérer l’expérimentation in vivo des nouvelles pratiques de télémédecine en santé au travail.

  • Quatrième étape, fondatrice, la signature par les partenaires sociaux, le 9 décembre 2020, de l’Accord National Interprofessionnel (ANI), relatif à la « prévention renforcée et à une offre renouvelée en matière de santé au travail et conditions de travail ».

  • Cinquième et dernière étape majeure, la loi du 2 août 2021 « pour renforcer la prévention en santé au travail », qui intègre très largement l’ANI et le complète sur certains aspects, suivie de ses décrets d’application.

     

Au moment où la santé au travail a quitté le strict terrain réglementaire dans lequel elle a longtemps été cantonnée, pour représenter aujourd’hui un enjeu stratégique pour les entreprises et la collectivité ; où l’actualité a placé la santé des travailleurs au centre du débat public autour de la pénibilité, de l’usure professionnelle, du réchauffement climatique, de l’allongement de la durée de travail, de l’âge de départ en retraite et, encore très récemment du niveau des accidents du travail, peut-on espérer que cette réforme soit enfin la bonne et surtout la dernière ?

Dans sa dernière édition de Lyon, PREVENTICA a fait le point, avec lucidité et sérieux, sur la mise en place des nouvelles mesures instaurées par la loi du 2 août 2021 par les acteurs concernés. Il s’est également intéressé aux difficultés auxquelles ils sont confrontés et plus largement sur la capacité du système de santé au travail, ou plus exactement sur la capacité de son principal acteur de terrain, le réseau des SPSTI, le véritable « guichet unique » de terrain pour les entreprises, à faire-face aux nouvelles attentes des partenaires sociaux et les pouvoirs publics tout en ouvrant la porte à la réflexion sur les pistes d’innovation.

 

La réforme de 2021 a apporté un certain nombre de réponses aux difficultés rencontrées par le système de santé au travail.

  • La première d’entre elles se situe dans le domaine du pilotage de la santé au travail. La forte implication des partenaires sociaux, des employeurs et des salariés laisse augurer d’une réelle volonté d’appropriation et de prise en main du pilotage de la santé au travail, traduite par la création au sein du COCT (Conseil d’Orientation des Conditions de Travail) d’un comité dédié, le CNPST (Comité National de Prévention et de Santé au Travail).

  • Deuxième axe fort, l’accent mis sur la prévention primaire : les SSTI deviennent SPSTI : Services de Prévention et de Santé au Travail. Leurs missions ont été clarifiées sur la prévention, au travers d’une « offre socle » qui s’articule autour de trois piliers :

    1. La prévention et tout particulièrement l’analyse des risques au moyen du DUERP (Document unique d’évaluation des risques professionnels) et du plan d’actions de prévention qui en découle,

    2. Le suivi individuel des salariés,

    3. Le maintien en emploi et la prévention de la désinsertion professionnelle.

Révolution culturelle, la délivrance de ces prestations sera vérifiée par la mise en place d’une procédure « certification des SPSTI » délivrée par un organisme tiers, chargé de garantir l’effectivité et l’homogénéité des prestations sur tout le territoire national. Il s’agit là d’un grand pas, d’une ouverture vers le monde de l’entreprise pour des structures habituées depuis des décennies à fonctionner de façon souvent monopolistique, sans réelle évaluation du service rendu.

L’accent est également mis sur le recours aux outils numériques, en particulier sur les logiciels-métier et leur interopérabilité, le stockage numérique des DUERP, l’utilisation – encore précautionneuse – de la téléconsultation, …

Timide avancée dans le bon sens, un début d’ouverture vers la santé publique a été initié par le recours sous certaines conditions à des médecins de ville et l’interopérabilité avec « l’espace numérique en santé ».

Mais des progrès demeurent à portée de main pour parachever le dispositif et en maximiser l’efficacité, afin de mieux répondre aux besoins des entreprises, des branches professionnelles et du pays dans son ensemble.

 

En voici les principaux axes :

1er axe : Passer du modèle « artisanal » actuel de la santé au travail à un modèle « industriel » performant largement sous-tendu par les innovations, tant organisationnelles que technologiques.

Cela repose sur un certain nombre d’évolutions à portée de main si l’écosystème fait l’effort de sortir de sa routine :

  • Promouvoir la création de SPSTI de dimension nationale, sur le même modèle d’associations loi 1901 à but non lucratif, reposant sur un agrément national, susceptibles de prendre en compte les besoins et attentes des entreprises multisites et des branches professionnelles en leur proposant une offre homogène de qualité, sur l’ensemble du territoire voire au-delà.
    De tels acteurs existent en Allemagne il y a déjà 15 ans (comme par exemple l’IAS Gruppe). Aujourd’hui 110 centres existent sur toute l’Allemagne ; 15 000 entreprises clientes (de la PME au très grand groupe) ; 13 00 collaborateurs de haut niveau : médecins, ingénieurs, psychologues, sociologues, ergonomes, spécialistes de l’organisation ; utilisateurs d’équipements d’imagerie médicale (scanners, échographes, radiologie conventionnelle) et de matériel de laboratoire de pointe.

  • S’appuyer de façon intensive sur les nouvelles technologies comme la téléconsultation, les dispositifs connectés et l’intelligence artificielle, afin d’assurer un accès égal à tous les salariés à des prestations qualitatives.

2ème axe : revisiter la tutelle des pouvoirs publics à partir d’une vision ouverte, dans une dynamique d’innovation.

Le changement de regard et d’attitude de la tutelle est une condition essentielle au succès de la réforme de 2021 et de ses extensions souhaitables. Elle est aujourd’hui caractérisée par une approche de nature principalement juridique.

Focalisée sur le contrôle des moyens et du fonctionnement quotidien des services, elle doit s’orienter vers une attitude de plus grande exigence sur les objectifs et l’atteinte de résultats, favoriser l’homogénéité des pratiques professionnelles sous l’égide de l’HAS, ainsi que l’homogénéité et la cohérence des pratiques des directions régionales du ministère du travail.

Faciliter l’expérimentation et le déploiement des nouvelles technologies. Le déploiement des nouvelles technologies, comme des nouveaux modes d’organisation, se heurte de façon récurrente à divers points de blocage, ou à des divergences d’orientation souvent inexplicables.
D’une façon générale, aucune ligne directrice ne se dégage de façon claire et homogène sur l’ensemble du territoire, ce qui pénalise et paralyse les initiatives, en rendant aléatoire leur mise en place et leur pérennité en fonction des interlocuteurs. Il s’agit là beaucoup plus d’une question de mentalité, de comportements individuels et collectifs, que de contraintes strictement réglementaires inscrites dans les textes.
La mise en place de protocoles encadrés d’expérimentation des innovations, tant technologiques qu’organisationnelles, comme il en existe dans de nombreux domaines d’activité (art. 51 du PLFSS pour la santé), permettrait de libérer le potentiel latent de nombreux nouveaux acteurs attirés par l’univers de la santé au travail et qui frappent à sa porte.

 

3ème axe : sur un plan général, Intégrer de façon structurelle le système de santé au travail dans le système de santé global.

Élargissons quelques instants l’approche !

Dans un système de santé reconçu et réorganisé autour des problématiques de santé publique et de prévention, – « One Health » – comme le prônent de plus en plus d’institutions (OMS), d’experts et de spécialistes de la santé, ainsi que le gouvernement français, la santé au travail est en mesure de jouer un rôle d’acteur opérationnel central déterminant.

Elle dispose pour ce faire d’un ensemble d’atouts uniques parmi l’ensemble des acteurs du système de santé :

  • Elle est susceptible d’accompagner l’ensemble de la population active du pays sur le très long terme, plus de 40 ans, de son entrée dans le monde du travail à son départ en retraite.

  • Elle dispose d’ores et déjà d’un réseau extrêmement dense, qui quadrille avec une forte granularité l’ensemble du territoire, au point de constituer, dans certains déserts médicaux, le premier point d’accès au système de santé.

  • Sous réserve d’une meilleure organisation collective – notamment via la création d’acteurs de dimension nationale -, elle est susceptible de dégager des marges de manœuvre financières non négligeables en réalisant des économies d’échelle significatives et en optimisant la gestion des acteurs.

Cette évolution repose sur la volonté politique de surmonter les corporatismes et les rigidités administratives, afin de désenclaver, de « déghettoïser » la santé au travail pour l’intégrer pleinement au sein du système de santé global, comme acteur de premier plan mis au service des priorités définies par les pouvoirs publics en matière de prévention, de dépistage, de maintien en emploi et de veille sanitaire.

Elle permettrait en outre de redonner du sens à une spécialité en souffrance, la médecine du travail, en revalorisant son rôle et ses missions.

La santé au travail recèle de très fortes potentialités qui peuvent être résumées en une équation simple, mais ambitieuse :

Santé des travailleurs = santé des citoyens = performance des entreprises = performance collective du pays

 

Jean-Paul Thonier
Consultant en gestion des risques/santé au travail