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14H48 - jeudi 22 février 2024

Musiques urbaines numéro un à l’export : les oubliées de la fierté nationale ? Tribune de Salwa Lakrafi

 

Alors que les sujets qui divisent les Français se multiplient, entre les attentats meurtriers, la montée de l’antisémitisme et de la méfiance envers les musulmans, cristallisés par la relance du conflit israélo-palestinien, les préoccupations relatives à l’immigration et les amalgames qu’elle génère entre sans-papiers, immigrés et descendants d’immigrés (donc Français), il est une source de fierté et de cohésion qui, à mon sens, n’a pas été suffisamment mise en lumière.

D’après les chiffres du Centre National de la Musique (CNM), en partenariat avec le Syndicat National des Éditeurs Phonographiques (SNEP), pour 2022[1], le rap français est la musique numéro un à l’export. Pour la première fois, le rap/hip-hop devance l’électro dans les musiques qui se vendent le mieux à l’international !

38% des nouveautés certifiées dans ce genre musical dépassent ainsi les frontières françaises pour aller rayonner à l’international. Une grande partie de ce succès est due à des artistes comme Ninho, Gazo, Niska, Damso, Jul ou encore Orelsan, autant de noms incontournables sur la scène actuelle.

 

Trois raisons me font regretter que cette première historique ne soit pas plus relayée dans les médias.

Tout d’abord, le rap, et les musiques urbaines en général, sont issus des quartiers « prioritaires de la politique de la ville ». Trop souvent, dans le débat public, ces quartiers sont pointés du doigt de façon négative. On pense délinquance, insécurité, éducation prioritaire (autrement dit, pas égalitaire), désertification associative et économique. Là, à travers le rap, enfin une occasion nous est donnée de considérer l’excellence qui peut également surgir de ces quartiers.

Le rap français, c’est les quartiers, peu importe que le rappeur soit maghrébin, africain, français ou portugais. Reconnaître le rap à sa juste valeur, c’est ainsi redonner de la fierté aux populations qui vivent dans ces quartiers et leur offrir, de ce fait, un moyen de se sentir intégrées.

 

Ensuite, le rap français reflète la diversité, mais aussi la modernité de la France. Aujourd’hui, il est écouté par des personnes de tous les milieux sociaux, tous âges et origines, et c’est un genre populaire dans le monde entier. Il est le témoignage vivant de l’évolution de la France, au fil des vagues d’immigrations, ainsi que des avancées sociologiques.

Le rap, c’est la France d’aujourd’hui. C’est le fruit d’une culture protéiforme, pétrie d’une multitude d’influences, dont nous devrions nous réjouir, au lieu de s’accrocher au fantasme de la culture « à la française », cantonnée au foie gras, au champagne et aux anciennes idoles de la variété. Une Piaf ou un Aznavour sont certes des fiertés françaises, mais ils ne sont plus les seuls à mériter de figurer au Panthéon de notre culture : les temps ont changé !

D’ailleurs, Charles Aznavour lui-même, à l’issue d’un duo exceptionnel avec le rappeur Kery James dans l’émission « Tenue de soirée » présentée par Michel Drucker en 2008, a déclaré : « De nos jours, la chanson française a un avantage fantastique : les rappeurs et les slameurs écrivent merveilleusement notre langue, ils sont les héritiers des poètes. »

 

Enfin, grâce au rap français, la part de chansons en français à l’international a bondi de 54% en 2021, à 68% en 2022 (+14%) ! Cela signifie que le français n’est pas une barrière à l’export, et que le rap peut ainsi avoir un rôle majeur à jouer dans le rayonnement de la francophonie.

Jusqu’ici, les artistes français les plus écoutés dans le monde, issus du genre électro, comme David Guetta, DJ Snake ou les Daft Punk, ne chantaient pas en français mais en anglais.

Certains diront que les paroles d’artistes comme Aya Nakamura sont difficiles à comprendre, mais cela reste du français : du français des quartiers, du français en évolution, en mutation, comme la langue « vivante » qu’il est censé être. D’autres artistes, comme Orelsan, Dinos, Nekfeu, Damso ou Dosseh sont, eux, reconnus pour leur talent d’écriture. Et c’est souvent des artistes de musique urbaine qui contribuent à enrichir le français par l’intégration d’expressions et de mots nouveaux dans le dictionnaire. C’est toute la richesse du français qui est ainsi explorée et mise en valeur par ces artistes, et nous devrions nous en réjouir.

 

Je suis bien d’accord pour concéder que ce genre est encore très majoritairement masculin, et que sur la parité femmes-hommes, il y a encore du chemin à parcourir. Néanmoins, force est de constater que, lorsqu’une femme se hisse en haut des charts, comme l’a fait Aya Nakamura, l’artiste féminine francophone la plus écoutée à l’étranger, avec ses 12 millions d’auditeurs par mois sur Spotify, elle le fait en surpassant tous les hommes réunis.

Selon moi, cette réjouissance et cette reconnaissance quant aux apports du rap français à la culture et à la fierté françaises mériteraient de se manifester au plus haut échelon de la République, en ouvrant une place à ses artistes dans les délégations présidentielles. S’il existe une place pour des entreprises du CAC40, des grands noms de la gastronomie, des chefs d’orchestre, des grands chanteurs à texte, des comédiens, des écrivains et des musiciens, alors il devrait exister une place aussi pour les artistes urbains. Si nous voulons que cette délégation ressemble à sa population, faire l’impasse sur ces artistes revient, à mon sens, à faire l’impasse sur toute une partie des Français.

Une chance nous est offerte, à travers cette musique issue des quartiers et la convergence qu’elle suscite chez ses auditeurs de tous horizons, de raccrocher toute une partie de notre population, qui se reconnaît en elle, à la République, à la fierté d’être Français, et de se revendiquer comme tel, non selon ses origines.

Je suis de celles qui pensent que toute source de cohésion doit être promue et encouragée. Si nous les passons sous silence, nous laissons le champ libre à toutes les sources de désunion. Un tel oubli vis-à-vis des musiques urbaines contribue à renforcer le fossé entre la République et les populations des quartiers, et c’est terriblement dommage pour tous ceux qui y trouvent du réconfort, une perspective d’avenir, ou encore un lien commun. J’espère donc qu’il sera vite réparé.

 

Salwa LAKRAFI

Professeure de chant dans les musiques actuelles amplifiées et collaboratrice parlementaire au Sénat, auteure du livre à paraître « La voix du succès ».

 

[1] Source : CNM – https://cnm.fr/communiques/le-centre-national-de-la-musique-revele-les-certifications-export-2022-2/ Publié le10 mai 2023 – mise à jour le 22 septembre 2023