Opinion des Arts
13H25 - mercredi 17 janvier 2024

Extension du domaine de la censure, depuis l’Amérique, jusqu’à nous… L’analyse de Vincent Roy

 

3362 livres furent bannis des écoles et bibliothèques publiques dans de nombreux États américains durant l’année scolaire 2022-2023. La guerre idéologique a débuté. Ne soyons pas naïfs, il y a longtemps qu’elle fait rage. Oui, mais c’est son ampleur qui aujourd’hui nous interpelle !

Au pays dit de la liberté d’expression (tout cela n’est plus qu’une formule), l’année a été marquée par une vague géante de censure d’œuvres littéraires. L’édition est devenue l’un des points névralgiques de la guerre idéologique que se livrent entre eux les radicaux des camps républicains et démocrates. Deux Amériques se font face. Chaque parti prétendant lutter contre l’endoctrinement et le pervertissement des enfants, exposés selon eux à des récits et images choquants, à des propos violents ou pornographiques.

Cette vague idéologique va, immanquablement, nous impacter.

Mais le phénomène n’est pas nouveau.

La fiction est attaquée de toutes parts.

Et depuis longtemps.

Entre 1918 et 1920, outre-Atlantique, Margaret Anderson et Jane Heap font paraître, dans leur Little Review, des passages de l’Ulysse de Joyce. Le numéro de Juillet-Août 1920 reproduit une partie de l’épisode « Nausicaa » (Homère). Il est à l’origine d’un procès retentissant intenté par la New York Society for the Suppression of Vice. Je répète, nous sommes en 1920 et voici que nous parlons de la société new-yorkaise pour la suppression du vice.

Voyons, maintenant, ce qui se passe en France.

Dans un mensuel littéraire dont je tairai le nom, voici ce que j’ai lu il y a quelques mois.

Titre du papier : Révolution, les femmes parlent, les hommes écoutent. Bon, une société postpatriarcale serait à l’oeuvre à la condition, nous explique un sociologue, de « dégenrer » tous les compartiments de la vie sociale. Dégenrons.

Plus intéressant encore, dans le bavardage, une enseignante-chercheuse relit nos classiques à neuf et découvre « qu’ils cachent une violence tue par leurs auteurs ». Voyons voir. Passons, si j’ose dire, sur Carmen qui a été violée par don José, ce que Mérimée s’est bien gardé de nous dire, d’autant plus que c’est le violeur qui raconte l’histoire. Si elle n’avait pas été violée, Carmen aurait à coup sûr choisi de fuir son agresseur (José), mais une femme abusée n’a plus « aucune réaction », elle est « absente à elle-même ».

Allons directement maintenant au Chant VI de L’Odyssée d’Homère quand Nausicaa, 15 ans et quelques mois, « tombe » sur Ulysse nu (il arrive d’un voyage tourmenté en mer), et elle ne s’enfuie pas comme ses amies et servantes. Là, l’enseignante à tête chercheuse pose une question qui comprend dans le même temps sa réponse : « Il ne lui arrive vraiment rien à Nausicaa ? » Comment donc. Bien avant Mérimée, Homère aurait oublié de nous avouer « quelque chose ». Poursuivons, c’est captivant. On va de découvertes en découvertes.

Quand Jason arrive en Colchide, Médée trahit pour lui sa famille et va jusqu’à tuer son frère. Comment expliquer ce crime ? Très simplement. Vénus est intervenue, descendue de l’Olympe pour enseigner Jason, lui « apprendre l’art de se faire aimer de Médée ». Pindare le dit dans la quatrième Pythique. Sur cet « art », notre enseignante-enquêtrice voudrait des éclaircissements. Elle soupçonne Vénus de pousser au crime. Il faudrait pouvoir l’interroger.

Et Célimène, la veuve joyeuse et libre ? Comment comprendre qu’à la fin du Misanthrope, elle propose à Alceste un mariage auquel elle s’est toujours refusée ? C’est que, à l’instar de Carmen, de Nausicaa ou de Médée, elle a été violée. On pourrait multiplier les exemples.

Notre chercheuse cherche, creuse. Elle sait lire entre les lignes, dans les blancs et conclut : « Une récente campagne a appelé les victimes d’agressions sexuelles à briser le silence qui les tue une deuxième fois. Je ne vois aucune raison à ce que cette saine entreprise s’arrête au bord de la fiction ». Elle lance un appel solennel : #balancetonporcdanslafiction.

Tout cela, il va sans dire, est très sérieux. L’université française est donc aussi devenue une école de police.

Récemment, des agrégatives en lettres se sont émues d’un sonnet de Ronsard en y lisant une « fantaisie de viol » (celui de Cassandre). L’une des étudiantes a expliqué que le viol y était présenté comme « désirable » et que l’étude du poème « peut être extrêmement violente pour certain.e.s élèves » (on notera au passage l’intervention de l’écriture inclusive soit l’intervention de la « moraline » dans la langue). Ecoutons Ronsard (Voyez, à Cnews, en direct, le jour de Noël, on lit Ronsard) :

« Je voudroi bien richement jaunissant / En pluïe d’or goute à goute descendre / Dans le beau sein de ma belle Cassandre, / Lors qu’en ses yeus le somme va glissant.

Je voudroi bien en toreau blandissant / Me transformer pour finement la prendre, / Quand en avril par l’herbe la plus tendre / Elle va, fleur, mile fleurs ravissant.

Je voudroi bien affin d’aiser ma peine / Estre un Narcisse, et elle une fontaine / Pour m’i plonger une nuit à séjour ; / Et si voudroi que cette nuit encore / Fût éternelle, et que jamais l’Aurore / Pour m’éveiller ne rallumât le jour ».

J’ai souligné « blandissant » qui signifie caressant et « finement », délicatement. Mais qu’importe : le moment est venu de stériliser ce texte.

Les porcs, parfois, se transforment en taureaux.

Retour outre-Atlantique. Enfin, c’est le New York Times que je lis. Nous sommes en 2019.

Nous sommes en 2019. Et voici : « Is It Time Gauguin Got Canceled ? ». Sous-titre : « Museums are reassessing the legacy of an artist who had sex ». L’exposition Gauguin Portraits proposée par la National Gallery déclenche une nouvelle polémique. L’artiste a entretenu, à partir de 1891 et son arrivée à Tahiti, des relations sexuelles avec de trop jeunes vahinés. Et pire, monstrueux même, il les a peintes. La charge de la preuve !

Les commissaires de l’exposition londonienne, dans un souci de transparence (nous précise le grand quotidien new-yorkais), ont cru bon d’afficher clairement sur les murs : « Le peintre a souvent eu des relations sexuelles avec de très jeunes filles, épousant deux d’entre elles. Nul doute que Gauguin a tiré parti de sa position d’Occidental privilégié pour profiter de toutes les libertés sexuelles dont il disposait ».

Faut-il cesser d’exposer Gauguin ? La question se pose sérieusement. Faut-il séparer l’homme et l’artiste ? Faut-il « réévaluer son héritage ? » 

Line Clausen Pedersen, conservatrice danoise et commissaire de plusieurs expositions du peintre, juge l’homme « déshonoré par ses mariages avec des mineures ». Et d’ajouter : « Tout ce qu’il reste à dire sur Gauguin, c’est qu’il faut révéler toutes ses zones d’ombre ».

Christopher Riopelle, co-commissaire de l’exposition à la National Gallery explique, quant à lui : « Il ne suffit plus de dire : Bah, c’était l’époque qui voulait ça ».

Une ombre est posée sur l’oeuvre. « Is it time to stop looking at Gauguin altogether ? » : ce sont les premiers mots que les visiteurs londoniens entendent dans le casque de leur audio-guide.

C’est ça, il s’agirait de ne plus voir.

Dernier exemple à la télévision française

Une émission édifiante. Il y est en effet, pour part, question d’un écrivain considérable, très hautement singulier : Giacomo Casanova. Le titre du sujet sur le chevalier de Seingalt en dit long : Balance ton Casanova. Le ton est donné.

Je campe le décor. Nous sommes sur le Grand Canal. Léa Salamé, l’animatrice, chapeau noir, manteau blanc est assise à l’arrière d’un motoscafo. On la sent perdue. Le carnaval bat son plein, c’est l’axe central de l’émission évidemment, les clichés ont la vie dure et ils rassemblent.

Léa sera bientôt accompagnée, pour une ballade de nuit dans la ville, par Oliviero Toscani, célèbre photographe. On se souvient de sa campagne de publicité pour une marque italienne de vêtements. On interroge l’artiste sur la Sérénissime, il la compare d’abord à Brigitte Bardot et il lance bientôt : « Venise est une prostituée obéissante qui accepte trop facilement des compromissions ». Puis : « Venise est puante comme une fille sexy ».

Vient le sujet proprement dit consacré à l’aventurier. Là, un universitaire lyonnais dégaine : il dénonce, chez Casanova, une « culture du viol », passage des Mémoires à l’appui, et précise que leur auteur s’est aussi rendu coupable d’un inceste. Il fouille le texte pour en incriminer certains passages. Il mène, en somme, une opération de police. Écoutons-le :

« En entretenant ces mythes du séducteur tout puissant, du séducteur heureux, on nourrit ce qu’on appelle la culture du viol c’est-à-dire tout un ensemble de discours, de représentations qui excusent, encouragent le viol des femmes par les hommes. »

Ici, cas typique de brouillage.

La censure, selon les sociétés, les époques, les modes, prend différentes formes.

Restons une seconde sur le mot. Censure. Sa définition psychanalytique : empêcher certains désirs d’accéder à la conscience.

Le wokisme veut, à toute force, agir sur votre désir. La censure veut déguiser vos désirs refoulés. Créer entre vous et les oeuvres un barrage psychique.

Soyez libres c’est-à-dire réfractaires.

 

Vincent ROY

Ecrivain et critique littéraire

Son dernier roman : « Retour à Kensigton » (éd. le cherche midi)