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10H12 - jeudi 17 mars 2022

Yvan Colonna, énième pion de l’échiquier politique corse ?

 

Depuis plus de dix jours, de violentes manifestations agitent la Corse. Le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin est en Corse pour « ouvrir un cycle de discussions » avec les élus, en vue de l’apaisement général. Pourquoi l’île connaît-elle aujourd’hui une crise si violente et comment s’est-elle nourrie ? Retour sur deux intenses semaines de conflit.

Tout commence le mercredi 2 mars, alors que la fraîcheur hivernale ne présageait en rien les événements incendiaires qui allaient suivre : Yvan Colonna est agressé à mains nues par un codétenu de la prison d’Arles condamné pour terrorisme islamiste. Entre la vie et la mort, son transfert dans un hôpital de Marseille a été annoncé par le préfet le même jour. Yvan Colonna n’est cependant pas un prisonnier comme les autres : rendu tristement célèbre pour l’assassinat du préfet d’Ajaccio Claude Erignac le 6 février 1998, il demeure une personnalité forte de l’île. L’indépendantiste est condamné à perpétuité en 2007 puis en appel en 2013 et ses demandes de transfert dans une prison corse au prétexte de sa protection lui sont refusées.

L’avocat de la famille Colonna a fait part de son indignation et a jugé « particulièrement ahurissante » une telle agression. « Alors qu’Yvan Colonna est l’un des détenus les plus surveillés de France de par son statut de “détenu particulièrement signalé” (DPS), qui l’empêche d’être rapproché de ses proches en Corse, l’administration pénitentiaire s’est révélée incapable d’assurer sa protection élémentaire. » La famille affirme que l’État est coupable et devra leur rendre des comptes. La police judiciaire a été saisie de l’enquête pour tentative d’assassinat, de même que l’inspection générale de la Justice qui devra faire la lumière sur les événements. Le président du conseil exécutif de Corse Gilles Simeoni a lui aussi estimé que l’État porte « une responsabilité accablante » dans cette agression. Il a également profité de l’occasion pour réclamer à nouveau l’autonomie pour la Corse. Le fond de l’affaire Colonna se situe d’ailleurs probablement là : les autonomistes mettent le feu aux poudres pour souligner l’incapacité de l’État français à gérer les problèmes corses.

 

Une mobilisation éclair et incontrôlable

Le coup de sifflet pour la mobilisation générale est donné le 3 mars, et les étudiants sont les premiers à descendre dans la rue. L’université de Corte est bloquée depuis douze jours par les syndicats étudiants, qui ont appelé les partis politiques à la manifestation. La plupart des étudiants n’étaient pas nés lors du meurtre du préfet Erignac, mais l’occasion est trop belle de faire valoir leurs revendications. Dernier exemple en date, le STC Éducation qui a déposé un préavis de grève jusqu’au 31 mars. Le syndicat exige “d’ouvrir immédiatement des négociations avec le ministère de l’Éducation nationale sur le champ de compétence qui incombe au recteur, en matière de développement de l’enseignement de la langue corse avec des mesures fortes et immédiates.” La collectivité de Corse, qui met en œuvre les politiques publiques territoriales, déplore effectivement aux pouvoirs publics de ne pas avoir rendu obligatoire l’enseignement du corse à l’école, dont l’apprentissage actuel repose « sur le principe de volontariat des maîtres et des familles. »

Les politiques corses vont plus loin dans leurs demandes. Sébastien Masala, secrétaire territorial du parti Femu a Corsica, exige “des mesures plus fermes de la part de l’État” quant à la protection des détenus corses. Pascal Zagnoli, porte-parole du Parti Nationaliste corse, explique que “si Yvan Colonna avait été libéré, ce drame ne serait pas arrivé, et l’État” a la pleine responsabilité de la situation actuelle. Une libération difficilement envisageable face à la condamnation de Colonna à la perpétuité…

Yvan Colonna, fourre-tout identitaire

Pour rallier l’île à la « cause Colonna », sa famille a appelé à élargir les manifestations. « Il nous importe aussi que cette mobilisation puisse s’élargir à d’autres sensibilités associatives, politiques ou autres, que nos appels puissent être entendus, relayés au-delà des cercles nationalistes auxquels nous appartenons nous-mêmes », a expliqué la mère d’Yvan Colonna, pour s’élever contre “ce que la Corse subit.” Elle a également détaillé les éléments inculpant selon elle la responsabilité de l’État, notamment les différentes déclarations sur son état. “Yvan a été déclaré décédé puis en état de mort cérébrale et finalement dans un état stationnaire, mais cependant gravissime. Ces simples faits sont révélateurs d’une situation anormalement confuse, incompréhensible, suspecte”, a-t-elle confié lors de son appel.

Dimanche 6 mars, des milliers d’hommes et de femmes défilent sur l’île, alors qu’une information judiciaire est ouverte par le parquet National Antiterroriste pour “tentative d’assassinat en relation avec une entreprise terroriste.” Pour le magistrat Jean-François Ricard, l’agression prouve “que cette menace djihadiste portée par des personnes détenues pour des faits de terrorisme radicalisées reste un sujet de préoccupation majeur.” Le camerounais aurait sauté au cou d’Yvan Colonna pour “blasphèmeselon les sources judiciaires de L’Obs et du JDD

Le vendredi 11, Jean Castex annonce retirer Colonna des détenus particulièrement signalés “dans un signe d’apaisement, ouvrant la voie à son rapprochement en Corse, tout en “condamnant fermement” les violences. Pendant ce temps à Porto-Vecchio, des manifestants tentent de s’introduire dans la gendarmerie, mais la plupart des manifestants restent pacifiques, se contentant de chanter leur colère. Accompagnés d’élus indépendantistes et nationalistes, les citoyens réclament des sanctions envers le pénitencier et le rapatriement de tous les détenus corses.

En relançant le débat sur l’autonomie corse, l’État semble organiser sa propre récupération politique à moins d’un mois des présidentielles. Plutôt silencieux au début des mobilisations, l’État parviendra-t-il à répondre aux réclamations sociales, économiques, culturelles et politiques des Corses ? Cédera-t-il aux caprices de quelques extrémistes ? Assouplira-t-il quelques règles désirées par les plus nombreux pour entériner la crise ? Que va-t-il répondre aux accusations « État assassin » ? Des questions délicates attendent le ministre de l’Intérieur, et rien ne présage que Darmanin saura y répondre lors de son séjour qui se prolonge, après sa rencontre avec élus et représentants corses.

Maud Baheng Daizey