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05H54 - lundi 7 juin 2021

Entretien avec François-Henri Briard : « vivre libre ! »

 

Opinion Internationale : François-Henri Briard, « Vivre libre » écrivez-vous en titre de votre dernier livre. Une nouvelle statue de la liberté va quitter Paris pour Washington le 7 juin ; qu’évoque pour vous ce beau symbole de la statue de la liberté ?

François-Henri Briard : Il faut avoir passé du temps dans le Musée national de l’immigration à Ellis Island pour mesurer l’espoir, la joie et l’émotion que cette statue a suscités pour des millions d’hommes et de femmes qui sont venus dans ce pays, « Land of free », trouver la liberté et la « poursuite du bonheur », comme le dit si bien la Déclaration d’indépendance du 4 juillet 1776. Les témoignages de certains de ces immigrants, qui étaient persécutés ou malheureux en Europe sont bouleversants. Je suis toujours parcouru par un frisson quand je croise du regard Lady Liberty en traversant la baie de New York, où habite désormais une partie de ma famille. C’est bien sûr une grande fierté que la France, qui a été le premier allié des Etats-Unis, ait conçu et offert cette œuvre monumentales, créée par des Français, bâtie et assemblée à Paris au début des années 1880. La réplique en bronze que nous allons transporter vers les Etats-Unis et qui sera exposée dans les jardins de notre Ambassade renouvelle la force des liens entre nos deux pays. Souvenez-vous des mots du Président Franklin D. Roosevelt : « Dans l’histoire humaine, aucun pays n’a jamais partagé une amitié aussi forte que la France et les Etats-Unis ». La liberté est au cœur de cette relation.

 

Votre philosophie du droit est-elle inspirée du modèle anglo-saxon ?

Il n’y a pas de modèle continental ou anglo-saxon en matière de philosophie du droit. Tout au plus peut-on dire qu’il existe des « courants », qui vont des thomistes aux marxistes en passant par les rationalistes, les positivistes et les humanistes. Ces clivages transcendent la géographie et l’histoire. De ce point de vue, je me sens proche de Michel Villey, historien et philosophe du droit, adepte de la pensée classique et du droit naturel (penser le droit selon la nature spirituelle de l’homme et sa mission dans le monde temporel, dans la recherche du bien et du juste) ; c’est à Michel Villey qu’appartient ce concept de liberté narcissique que je mentionne dans mon ouvrage et contre lequel il faut lutter. Je suis aussi sensible à la rationalité des Lumières, qui est un grand acquis humain, à la condition d’être comprise dans l’optique du bien commun et surtout de l’unité du genre humain. 

Ma vision du droit a enfin été très influencée par Antonin Scalia, à qui ce livre est dédié. J’ai eu la chance d’être l’ami de ce « titan du droit » pendant plus de vingt ans ; et j’ai goûté avec bonheur l’éclectisme de cet homme qui était capable de faire référence au Talmud, aux codes de Justinien ou à Montesquieu ; il a profondément marqué la jurisprudence de la Cour suprême des Etats-Unis de 1986 à 2016.  Ses idées sur la fonction juridictionnelle étaient simples : jamais d’interprétation personnelle de la norme, toujours « coller » au plus près à la lettre du texte original, bannir l’influence des commentaires, ne jamais être tenté par la dérive « créatrice », se méfier des textes déclaratifs, respecter la fonction législative, protéger la liberté individuelle qui, au-delà de l’intérêt général, est le seul fondement de l’Etat. Comme Hamilton, il chérissait la séparation des pouvoirs et le fédéralisme.

 

Êtes-vous d’accord avec l’idée suivante : « dans la gestion de la crise de la Covid, de nombreux débats sur les libertés ont freiné l’efficacité de la protection de la population française contre la pandémie : prolongation de l’état d’urgence sanitaire, vaccination obligatoire… »

Je pense que les gouvernants du monde entier ont été et sont encore confrontés à une crise nouvelle et sans précédent dans l’histoire moderne (même si l’hypothèse avait depuis longtemps été envisagée, notamment par les chefs militaires français et américains). Il est facile de critiquer ou de mettre en cause ; il l’est beaucoup moins de gouverner et de prendre ses responsabilités dans l’intérêt commun. Cette période a fait émerger de nombreux débats en effet, d’opinion et juridictionnels, sur les libertés qui ont été restreintes au nom d’impératifs sanitaires légitimes. Mais cette confrontation des libertés entre elles (droit d’aller et de venir contre droit à la santé par exemple) était indispensable car c’est elle qui a permis, souvent grâce à l’arbitrage du Conseil d’Etat en France et d’autres juridictions suprêmes dans le monde, de trouver le juste équilibre.

 

La Cour européenne des droits de l’homme a souvent défendu des positions qui feraient pâlir les plus idéalistes de nos défenseurs des droits de l’homme : comme nous le rappelons souvent dans nos colonnes, elle a notamment considéré que le port du voile peut être interdit au nom du vivre ensemble. La France est souvent perçue comme un pays liberticide en raison de sa doctrine singulière et presque unique au monde de la laïcité. Alors, la France, pays liberticide ?

Je connais assez bien la Cour de Strasbourg pour y avoir plaidé ; sa porte est très étroite et sa jurisprudence, qui influence fortement les juridictions nationales des pays du Conseil de l’Europe, est le plus souvent en convergence avec les standards français en matière de libertés publiques. Vous prenez l’exemple de la loi française relative à la dissimulation du visage ; précisément, le concept d’ordre public immatériel qui sous-tend cette décision est aussi au cœur de la jurisprudence du Conseil constitutionnel français, qui privilégie les exigences minimales de la vie en société, en préservant la liberté religieuse. Quant à la laïcité, je pense que beaucoup de ce qui est écrit à ce sujet repose sur un malentendu : la France est une République laïque bien sûr ; mais personne n’a jamais prétendu que la société civile devait l’être aussi. La neutralité en matière religieuse ne s’impose qu’aux pouvoirs publics.

 

Je dis souvent que l’introduction de la QPC dans notre droit politique est le plus grand progrès introduit ces dernières décennies en France ? Vous en parlez beaucoup dans votre livre. Qu’en pensez-vous et pourquoi ?

Merci de cette question ; vous prêchez à un converti, car vous savez sans doute que j’ai été, avec mon regretté confrère Arnaud Lyon-Caen, l’auteur de l’une des deux premières QPC transmises au Conseil constitutionnel. J’ai plaidé à la première audience du 25 mai 2010. Nous étions tous très émus ; Valéry Giscard d’Estaing et Jacques Chirac étaient présents ; je crois que c’est la seule fois qu’ils ont siégé ensemble. De façon assez providentielle, j’étais rentré des Etats-Unis quelques jours auparavant, où j’avais comme chaque année été reçu à la Cour suprême. C’est Outre-Atlantique que j’ai découvert, au début des années 1990, le contrôle de constitutionnalité a posteriori. J’avais bien sûr suivi en France les tentatives de Robert Badinter ; mais ce sont vraiment les membres de la Cour suprême américaine, en particulier Stephen Breyer, Antonin Scalia et John Roberts qui m’ont « initié » à cette procédure inventée par la Cour en 1803, dans la célèbre affaire Marbury v/ Madison. Alors oui, grâce au volontarisme de Nicolas Sarkozy, les Français ont réussi à vaincre la tradition légicentriste et l’omnipotence parlementaire pour introduire et pratiquer une procédure qui a constitué une avancée majeure. Ce progrès est considérable, non seulement parce qu’il permet de mieux garantir les droits et libertés des Français contre les erreurs juridiques ou la tyrannie d’une majorité politique, mais aussi parce qu’il a permis l’avènement d’une véritable culture constitutionnelle, qui rejoint peu à peu celle de nos cousins atlantiques, où la Constitution est enseignée dès la maternelle.

 

De même, pourquoi vous étendez-vous sur le référé liberté ?

J’ai connu et pratiqué cette procédure voici une vingtaine d’années, à ses débuts. Et je suis souvent à la barre du Conseil d’Etat, en référé suspension ou en référé liberté. C’est une voie de droit de grande qualité, qui donne lieu à une instruction contradictoire approfondie et souvent à des débats oraux soutenus (j’ai un jour participé à une séance de référé qui a duré cinq heures). En matière de libertés pendant la période de la pandémie, le Conseil d’Etat s’est comme vous le savez mobilisé de façon très remarquable : près de 650 recours jugés en un an, plus de 250 dossiers qui ont donné lieu à des suspensions ou à des rectifications réalisées par l’administration avant la décision du juge. Nous avons en France une justice administrative de grande qualité, que je défends bec et ongles contre les attaques récurrentes dont elle fait l’objet ; c’est la raison pour laquelle j’insiste sur cette question dans mon ouvrage.

 

En tant que bon libéral, je considère que les institutions façonnent les hommes ! La Vème République est-elle le meilleur régime de libertés qui soit ?

Il n’y a pas de régime institutionnel idéal. Je ne pense pas, comme le demande un homme politique qui a été l’un de mes collaborateurs voici 35 ans, qu’il y ait matière à une sixième République. Je crois profondément que la stabilité des institutions est une garantie essentielle pour les libertés fondamentales dès lors que la séparation des pouvoirs est solidement assurée. Notre régime, conçu par le Général de Gaulle et son entourage en 1958, fonctionne bien ; il réalise un bon équilibre entre la primauté présidentielle et les pouvoirs du Parlement. En revanche, il nous faut en France un pouvoir judiciaire plus affirmé. Nous n’y sommes hélas jamais parvenus depuis 1790 ; les craintes des débordements de la justice de l’Ancien Régime pèsent encore aujourd’hui. Les États-Unis ont de ce point de vue été beaucoup plus volontaires que nous, dès la Constitution de 1787. Nous devons modifier les articles 64 et 66 de notre Constitution : le Président de la République, pouvoir exécutif, n’a aucune vocation à « garantir » l’indépendance du pouvoir judiciaire ; celle-ci lui est consubstantielle et naturelle. Et il faut cesser de parler d’«autorité » judiciaire ; la justice est un pouvoir qui équilibre les deux autres ; les libertés ne s’en porteront que mieux.

 

Parce qu’elle pourrait arriver au pouvoir en 2022 ou 2027, je me dois de vous poser la question suivante : la doctrine du Rassemblement National vous paraît-elle compatible avec notre doctrine de l’État de droit et des libertés ?

Je n’ai jamais éprouvé qu’une grande distance vis-à-vis de ce parti politique, qui est étranger à la tradition républicaine de la France et qui incarne à mes yeux tout ce que le populisme, la démagogie et l’autoritarisme peuvent produire de pire. Je ne crois pas que le programme de ces gens mérite le terme de doctrine. Je suis, comme beaucoup de nos compatriotes, inquiet de ce qui pourrait se produire si le suffrage universel se déterminait en leur faveur à l’occasion de l’élection présidentielle. Le discours ambiant de certains responsables de cette organisation sur la préférence nationale et les opinions affichées dans un cadre privé par plusieurs de ses idéologues influents révèle une inclination au racisme et à l’antisémitisme. Je redoute aussi beaucoup cette ambiance de néo-paganisme dirigiste et gallican, qui menacerait gravement les libertés économiques, le libre-échange et le commerce international. Quant aux idées de sortie du commandement militaire de l’OTAN et du dispositif de recours individuel devant la Cour européenne des droits de l’homme, elles seraient de nature à bouleverser gravement des équilibres essentiels. Fort heureusement, le Conseil constitutionnel en matière législative et le Conseil d’État dans le domaine réglementaire seraient là pour barrer efficacement la route à des textes liberticides. N’oublions pas non plus l’article 7 du Traité sur l’Union européenne, qui permet au Conseil de prendre des sanctions à l’égard d’un Etat-membre qui violerait de façon grave et persistante les valeurs de l’Union, au nombre desquelles figurent notamment le pluralisme, la non-discrimination et la solidarité. Pour être franc et clair, nous n’avons nul besoin de l’extrême-droite pour assurer en France l’ordre public, une immigration maitrisée, une justice impartiale et la souveraineté de notre pays.

 

Vous avez rencontré Donald Trump en novembre 2018 dans le bureau ovale à la Maison Blanche, parlez-nous de ce moment de vie.

Je n’ai jamais fait de politique aux États-Unis au fil de mes 120 voyages et de mes trente années de présence dans ce pays. C’est la relation bilatérale qui m’intéresse et l’influence réciproque entre nos deux pays messianiques depuis le milieu du XVIIIème siècle, plus particulièrement dans le domaine des idées politiques et du droit. Il faut se garder de jugements péremptoires sur les personnalités étrangères, comme l’a hélas fait un jour un ambassadeur de la France qui fut autrefois en poste à Washington DC.

Davantage que Donald Trump, j’ai rencontré le Président des États-Unis, comme je l’avais fait dans des circonstances comparables en 2008 avec George W. Bush. J’ai assisté dans le même esprit à la prestation de serment de Barack Obama le 20 janvier 2009. C’est un moment fort de rencontrer en tête-à-tête le chef de la première puissance économique et militaire mondiale, successeur de George Washington, dans ce bureau d’apparat chargé d’histoire. Cet entretien a eu lieu le 16 novembre 2018. Donald Trump, qui au cours de son mandat n’a à ma connaissance reçu comme Français que le Président Emmanuel Macron, notre ambassadeur et moi-même, a une stature massive et impressionnante ; il est très direct et rapide, tel un homme d’affaires pressé. Nous avons parlé de la France ; et je lui ai offert l’édition complète de l’Esprit des lois de Montesquieu ; il a immédiatement réagi en me disant « Separation of powers » ! Il n’est pas dépourvu d’humour, me disant à la fin de notre entretien : « Je sais que vous êtes là pour la photo, alors allons-y ». Et c’est lui qui a naturellement mis en place les participants présents, parmi lesquels figuraient le Général d’armée Jean-Louis Georgelin, Rudy W. Giuliani et Jay Sekulow, son avocat.

 

Propos recueillis par Michel Taube

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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