Ukraine
09H58 - samedi 22 février 2014

Petite histoire d’une Ukraine divisée

 

Le Président du Parlement vient de démissionner et le président Ianoukovitch aurait quitté Kiev. La place Maïdan a flambé, nombre d’Ukrainiens sont morts et, si le calme semble être revenu, il serait avisé de ne pas le croire pérenne…. Pourquoi l‘Ukraine, calme depuis de nombreuses années, dont la « Révolution Orange » de 2004 s’est déroulée sans heurts, s’enflamme-t-elle, atteignant le triste record du plus grand nombre de morts qu’ait connu un pays de l’ancien bloc de l’est ?

Un retour sur l’histoire peut permettre une meilleure compréhension d’un pays vivant des blocages sociologiques, ethniques, confessionnels et politiques.

 

© Alain Elorza / Opinion Internationale

 

Un peu d’histoire

 

Historiquement, l’Ukraine que nous connaissons n’a d’existence que depuis 1945 et elle a toujours balancé entre l’orient et l’occident, tout en étant au cœur des voies commerciales de la Volga à la mer baltique. Encore aujourd’hui l’Ukraine détient 40% des capacités de stockage en gaz pour le marché européen.

L’histoire commence avec la RUS’ de Kiev au 9e siècle qui a vu la naissance du « rousskaïa pravda », le droit russe. D’où l’attachement russe à l’Ukraine. Puis le pays connaît divers rattachements et dominations.

Il passera d’une domination lituano-polonaise à l’intégration d’une partie de son territoire à la Russie au 17e siècle.

Au 18e siècle, la Galicie sous domination autrichienne est annexée par la grande Russie de Catherine 2 permettant l’accès tant désiré à la Mer noire.

Entre les deux guerres, l’Ukraine est divisée entre la Russie et la Pologne. En 1940 l’avancée russe permet l’annexion des territoires ukrainiens rattachés la Pologne. Enfin en 1945, Staline enlèvera à la Tchécoslovaquie la Ruthénie transcarpatique : ici démarre l’histoire commune de l’Ukraine « moderne ». 

Sociologiquement, l’émergence d’une culture commune sans unité territoriale et linguistique est quasi impossible.

De plus, au XXe siècle, le pays est secoué de violences : l’« Holodomor » en 1933 (famine causée par la collectivisation des terres entraînant 3 à 8 millions de morts), deux conflits mondiaux, les déportations aux goulags de populations qui par réaction au stalinisme avaient pris parti pour l’Axe en 1942, faisant de l’Ukraine une zone d’épuration massive, et enfin la Perestroïka…

Toute la population vit ces traumatismes mais de cette union dans l’adversité est né un consensus: tout faire pour ne plus voir de sang couler.

Mais le pays souffre de diverses fractures. Linguisitque : une partie est russophone et souvent russophile, une partie ukrainophone. Economique : les richesses industrielles et productives sont principalement regroupées à l’Est alors que l’agriculture est plus concentrée à l’ouest. Par un jeu de péréquation de fonds, l’Ukraine de l’ouest alimente l’Ukraine de l’Est alors même que cette dernière se veut représentante de l’Ukraine vraie, porteuse de la langue et des traditions, attisant ainsi une inimitié Est / ouest.

Même la notion d’appartenance nationale diverge : à l’ouest on la pense via le droit du sol, à l’ouest, cette notion est plus complexe marquée par la langue et l’appartenance à des ethnies. Rajoutons aussi un blocage confessionnel : l’Ukraine est divisée en 4 églises qui sont plus rattachées à une question identitaire que religieuse.

Ces divisions privent l’Ukraine d’un consensus politique ou de gestion : aucun choix stratégique réel n’a été fait, L’absence de stratégie pourrait justement être la stratégie de certains voisins.

La chute du bloc de l’Est en 1989, permet à l’Ukraine de déclarer son d’indépendance, mais si le référendum de décembre 1991 est voté à 90,5%, il semblait difficile de faire un autre choix, l’URSS étant dissoute dans les jours suivants. Par contre, lors des élections de mars 1990, les partis démocratiques n’obtenaient que 25 % des sièges.

Enfin la corruption des dirigeants est courante et l’Ukraine continue à ne pas faire de choix politique.

D’autres pays de l’ex-URSS ont fait des choix. Quels qu’ils soient, qu’ils se tournent vers l’Europe ou pas, qu’ils choisissent un modèle d’économie libérale ou d’Etat social, ils ont permis de retisser des liens économiques, de dynamiser leur croissance, comme la Pologne ou la Biélorussie.

L’émigration des jeunes Ukrainiens dans les années 90 a permis un calme relatif, les jeunes prompts à se rebeller étant moins nombreux sur le territoire. Mais du coup, un système corrompu et oligarchique a eu les mains encore plus libres pour prospérer au milieu de partis politiques parfois radicaux mais où manquent cruellement le libéralisme et l’intégrité. La « révolution orange » a déçu, et ce qui ne déplut pas à Moscou, les aspirations européennes promises n’ont pas abouti, pire il y eut retour à une gouvernance présidentielle inacceptable, et Loulia Tymochenko fut impliquée dans des affaires de corruption : la population usée se soulève en brisant son seul consensus : le refus de la violence.

Pour d’autre puissances, cette action est l’occasion de se livrer une lutte d’influence en agitant un bord ou un autre sans en faire les frais humains, frais que payent les Ukrainiens.

 

Rêves européens ?

 

Une part de l’Ukraine rêve de l’Europe pour les valeurs qu’elle véhicule, d’autres pour ses bienfaits économiques et l’amélioration des conditions de vie, image qu’alimente un regard sur le voisin polonais. Mais toujours dans l’orbite russe avec qui ils ont d’importants liens commerciaux, d’autres souhaitent une Ukraine rassurée par des liens économiques qu’elle ne maîtriserait pas tout à fait mais qui par le passé ont permis une phase de développement, une stabilité et qui, si elle limite la capacité de mouvement, évite choix et surprise.

Enfin d’autres rêvent d’une Ukraine souveraine. Bref, la majorité a une vision plus pragmatique et a besoin de fonds qu’ils viennent d’ici ou d’ailleurs.

Dans les faits la proposition d’association européenne en dit tant qu’elle ne propose rien, si ce n’est l’ouverture totale de l’Ukraine aux capitaux européens sans permettre pour autant la libre circulation en UE. De son côté la Russie perfuse le pays et promet de débloquer 2 milliards de dollars à la formation d’un nouveau gouvernement alors que l’Ukraine est de facto en cessation de paiement : Standard and poors l’a déclassée en CCC cette semaine lui interdisant les prêts sur le marché long-terme, ce qui se double de la crise de la « ruble zone »

Les négociations portées par les ministres des affaires étrangères d’Allemagne, de France et de Pologne ont abouti à un accord en trois points : la formation d’un gouvernement national avec opposition, un retour à la constitution de 2004 et l’organisation d’élections anticipées au plus tard en décembre 2014.

Dans la foulée, alors que les démissions du PRU fleurissent, la rada a enregistré ces motions par un vote massif de plus de 350 voix, elle a également enregistré le limogeage du ministre de l’intérieur conformément aux revendications d’Euro Maïdan et la libération de I.Tymochenko même si elle doit être contresignée par le Président sous 10 jours.

Reste à savoir comment l’Ukraine, tiraillée entre réalité économique, difficulté ethnique, marasme politique, corruption ambiante et rêve social trouvera-t-elle une unité alors que, si plus personne ne veut de la gouvernance actuelle, personne n’a d’idées claires et fédératrices pour un nouveau projet. Charnière entre l’Europe et la Russie, l’Orient et l’Occident l’Ukraine, où s’affronte les intérêts de puissances extérieures, dégagera-t-elle en son sein le consensus permettant de faire des choix et de prendre une direction ?

Gageons que Kiev restera, quelques temps encore, un sujet de préoccupation.

 

 

 

Chercheuse et membre de l'Institut Prospective et Stratégie en Europe (IPSE)

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