Tunisie
08H02 - jeudi 8 novembre 2012

Elyès Baccar : « La Tunisie c’était un corps léthargique que l’on a réveillé avec un électrochoc et à qui on a demandé de faire un 100 mètres et de battre le record mondial »

 

Crédit photo : Amine Landoulsi

Si pendant vingt-t rois ans  le régime Ben Ali a muselé  tous  les médias, il a aussi formaté  et censuré la culture en Tunisie. La propagande de la dictature était enracinée dans la société tunisienne et l’inexistence de la liberté d’expression a longtemps imposé des limites aux artistes tunisiens. Ainsi pendant plus de deux décennies la créativité et la liberté de s’exprimer ont été bridées et se sont façonnées sur les lignes rouges tracées par la censure pour pouvoir exister.  La révolution du 14 janvier a permis l’émergence d’un nouvel espace de liberté dans lequel les artistes se sont désinhibés. La culture tunisienne a entamé sa révolution pour vite se retrouver aujourd’hui face à une nouvelle limite : le sacré. Dans cet environnement, la culture peut-elle renaître et favoriser l’émergence de la démocratie en Tunisie ? Quel est le rôle de la culture et des artistes tunisiens après la Révolution ?

OI-Opinion Internationale a rencontré Elyes Baccar, réalisateur et producteur tunisien du film Rouge Parole sur la Révolution et sur la parole libérée des Tunisiens. Il est président du premier festival du film des Droits de l’Homme, Human Screen, qui se tiendra en Tunisie du 6 au 9 décembre 2012.

 

Le 14 janvier 2011, est-ce aussi la libération des artistes tunisiens et la possibilité pour eux d’écrire l’histoire d’une renaissance de la culture ?

Je pense que c’est une continuité avec plus d’espace. Les artistes tunisiens ont toujours été dans un combat de liberté d’expression explicite et implicite mais en même temps un combat d’espace et de contenu. Aujourd’hui l’espace est beaucoup plus vaste et moins contraignant car il est beaucoup plus facile de s’exprimer. Après le 14 janvier le combat est tout à fait autre et le rôle des artistes tunisiens change. Sous Ben Ali il y avait une grande adversité qui était le régime, la dictature et la pensée unique et la grande majorité des artistes ont trouvé dans la contestation du régime un fond de commerce et à juste titre car c’était une mission. Faire de la qualité c’était faire de la résistance, faire une œuvre implicite avec des suggestions c’était briser un certain tabou. Aujourd’hui on peut parler et on peut tout dire en Tunisie. Les artistes étaient avant dans la contestation et maintenant on est dans la construction mais il n’y a pas de rupture. On est dans une phase de reconstruction et non pas de renaissance car la Tunisie c’est 3000 ans de culture. La culture a toujours existé en Tunisie dans les différentes phases de son histoire. On est dans une continuité avec plus de conscience, plus d’assise, plus de cadre, plus d’institutions, plus de projets : une nouvelle ère.

 

Au vu de votre expérience cinématographique et vos nombreuses actions dans le domaine culturel quel est votre regard sur la culture en Tunisie aujourd’hui ?

La Tunisie est un grand pays de culture sous sa forme musicale, littéraire, artisanale etc… la culture est dans l’inné du Tunisien. Aujourd’hui il y a deux missions : la mise en valeur du patrimoine culturel qui existe déjà et la deuxième mission est d’encadrer, pour donner plus d’assise à la création culturelle. Auparavant il n’y a pas eu de mise en valeur car la culture était orientée politiquement, la création était marginalisée car elle était une espèce de danger pour le régime.

Aujourd’hui elle est aussi dans une mauvaise phase car elle est assimilée à une élite qui est prise pour cible aujourd’hui. On peut parler d’une dépression culturelle.

La créativité artistique dans toutes ses formes existe mais il y a une absence de conscience et de confiance. Certains artistes comme par exemple une artisane potière à Sajnen  peut avoir le sentiment que sa création ne lui apporte rien car elle n’a aucune incidence sur son quotidien, ni en termes de reconnaissance ni en termes économiques. Cette dépression est une source d’inhibition pour l’ensemble des artistes et des artisans tunisiens.

De plus la création artistique devient la cible des obscurantistes et on vit là un grand choc culturel. Il y a une culture et une contre-culture qui s’entrechoquent. Je parle ici de la culture qui naît en Tunisie et d’une autre culture violente qui est importée. Je parle ici de la culture salafiste qui vient de la région du golfe Persique et qui a été exportée et expérimentée en Afghanistan et au Pakistan.

Sous la dictature, la propagande n’a pas empêché l’existence même de la culture même si elle a manqué de substance et de valeur intellectuelle. Il y avait une culture de «fast-food » aussi vite consommée aussitôt oubliée. La culture ne poussait pas à la réflexion car elle était telle une anesthésie.

La révolution n’a pas introduit un changement car l’anesthésie est encore plus grave aujourd’hui : elle est d’ordre religieux. Il faut d’abord passer par une phase intermédiaire d’éducation car nous devons d’abord faire un bilan pour retrouver la mémoire. Il faut savoir que l’enseignement de l’histoire en Tunisie n’a aucune objectivité et qu’à chaque fois il a été taillé sur mesure pour un régime autoritaire. La Culture aujourd’hui doit aussi pallier à la défaillance de l’éducation de l’histoire en Tunisie.

 

L’absence de politique culturelle aujourd’hui peut-elle menacer l’existence  de la culture et de tous ses acteurs ?

Je ne pense pas qu’il y a une absence de politique culturelle mais il y a une absence de politique tout court en ce moment dans l’absence de politique sécuritaire, économique, culturelle. On ne peut pas parler d’absence de politique culturelle quand on a un gouvernement de transition qui a une légitimité mais qui ne sort aucune action de cette légitimité. La phase de transition concerne aussi la culture. Les acteurs de la culture (artistes, associations, citoyens, professionnels) travaillent actuellement pour bâtir une politique culturelle d’une autre manière car on avait avant une culture du haut vers le bas de la société tunisienne, qui allait du dirigeant autoritaire vers la masse. Ce travail se fait aujourd’hui à travers la société civile en collaboration avec des institutions internationales telles l’UNESCO qui agissent pour nous mobiliser, nous former à la gestion de la culture en Tunisie par la création d’un projet de gouvernance culturelle.

Il faut ici s’inspirer d’autres exemples de transition culturelle tels que l’Espagne, le Brésil ou l’Allemagne. Dans cette phase de transition, les premiers responsables de la politique culturelle ce sont les acteurs culturels et la société civile et non plus l’Etat car on ne veut plus d’une culture sur mesure  façonnée par le gouvernement. Nous devons nous organiser et proposer un nouveau projet, pour ensuite le relayer dans le cadre d’un dialogue avec le ministère de la Culture.

 

Considérant la culture comme une fenêtre d’ouverture et de réflexion sur un mode de vie et des idéaux, pensez-vous que les artistes tunisiens ont un rôle déterminant et une responsabilité dans la transition démocratique ?

Les artistes tunisiens ont un rôle déterminant, primordial et historique car les artistes qui sont actifs aujourd’hui sont le relais entre les cultures et ils sont aussi les ambassadeurs de la culture tunisienne.  Dans un premier temps, il faut d’abord instaurer la sécurité dans le pays et mettre en place un projet culturel pour ensuite inviter la communauté internationale à découvrir la culture tunisienne dans sa diversité. C’est un projet de moyen et long terme.  Nous devons auparavant  « nettoyer » les traces de la dictature. Pour utiliser une image, c’est comme une plaie qui se serait rouverte et très infectée. Dans le film documentaire Rouge Parole, une des actions que l’on voit le plus dans ce film tourné sur le vif de l’action est l’image des Tunisiens en train de nettoyer les rues, comme un besoin de se débarrasser de toutes les impuretés.

Notre culture, elle est là. Nous ne devons pas la refaçonner mais nous devons ouvrir de nouveaux espaces d’expression, de nouvelles possibilités. Ainsi  la première des responsabilités pour les créateurs est de mettre en valeur la Tunisie et son histoire. L’artiste tunisien doit être un miroir et ne doit pas déformer la réalité pour d’abord redonner des références aux Tunisiens dans une période de « brouillage  du signal », au vu de la multiplicité des idées qui s’expriment actuellement par les divers  partis politiques existants.

La Tunisie c’était un corps léthargique que l’on a réveillé avec un électrochoc et à qui on a demandé de faire un 100 mètres et de battre le record mondial, ce qui est complètement insensé. Depuis la Révolution, le peuple tunisien n’a pas cessé de recevoir des électrochocs et des stimuli. Or il a besoin de se réconcilier avec lui-même et de se voir.  Il faut rendre au peuple sa culture car cela est fondamental pour avancer dans la transition démocratique

 

Suites aux graves incidents qui se sont déroulés lors du saccage du cinéma Afric’Art durant la projection du film de Nadia El Fani, Laicité Inchallah, après la diffusion du film Persepolis sur Nessma TV ou contre l’exposition  du « Printemps des arts » au Palais Abdellia comment les artistes doivent-ils se positionner face à la limite du « sacré », que les islamistes radicaux veulent imposer ?

La finalité de ces attaques n’est pas  juste une attaque contre chacune de ces œuvres de création que vous avez citées, ou de son créateur mais une volonté de destruction de toute une culture. Il y a à mon sens un choc culturel entre la culture, une idéologie salafiste importée et la culture de la Tunisie. Monsieur Rached Ghannouchi  a dit très clairement que les salafistes ne représentent aucun danger  mais bien au contraire qu’ils préconisent une nouvelle culture. Il a utilisé le mot culture ! Il est très clair que les acteurs de la culture en Tunisie sont unis contre cette culture obscurantiste, car le propre de la culture est d’éclairer. Au-delà du fait de condamner,  les islamistes souhaitent agir dans le cadre de la loi et dans la définition des limites et du « sacré »  pour censurer la culture mais les artistes tunisiens savent que cela est une manipulation purement politique. Rien ne doit pouvoir justifier la violence. Il est important d’établir des limites claires et définies.

 

Depuis votre film Rouge Parole, une prise de conscience, un nouvel engagement sont-ils nés en vous ?

Rouge Parole est le premier film documentaire que j’ai fait en Tunisie et il a été pour moi  comme un déclic car en filmant Rouge Parole et en représentant ce film dans le monde à travers des festivals de films internationaux, j’ai découvert autrement mon pays. A travers ce film et au-delà du film, j’ai pris conscience de la force de l’image et de la prise de conscience qu’elle pouvait provoquer. Il y a aussi un effet thérapeutique dans certains films en touchant des points chez les individus qui peuvent provoquer ou aider à une prise de conscience et c’est dans ce rôle que je m’engage à présent pour aider à sensibiliser à des valeurs humanistes et favoriser la créativité. C’est dans ce cadre qu’avec d’autres acteurs du monde de la culture, nous avons créé l’association ACTIF (Association Culturelle Tunisienne pour l’Insertion et la Formation), qui a pour but de sensibiliser les gens par rapport aux différentes actions culturelles, de former et d’insérer mais aussi d’aider le peuple tunisien à trouver des solutions économiques à travers la culture. Cette association est aussi à l’initiative de l’idée de création d’un nouveau festival du film en Tunisie.

 

Vous êtes à l’initiative du premier festival  international du film des droits de l’homme en Tunisie, Human Screen, du 6 au 9 décembre prochain, dont vous serez le président. Pouvez-vous nous en parler ?

Le festival Human Screen est le résultat d’un parcours qui a commencé avec le film Rouge Parole, évoquant la liberté d’expression en Tunisie après la Révolution. Ce film a été présenté dans plusieurs festivals internationaux de films et il a donné naissance à ce nouveau festival grâce à toute une équipe qui a épousé cette idée. Dans la période que nous vivons actuellement en Tunisie c’était une urgence car les premiers incidents qui sont survenus ont porté atteinte aux droits de l’homme : l’intégrité physique, la liberté d’expression, la liberté des médias. On a souhaité sensibiliser sur les droits de l’homme pour pouvoir débattre de certains sujets relatifs aux droits humains. Ce festival n’a pas vocation à résoudre des problèmes juridiques mais on souhaite apporter une nouvelle réflexion.

La première édition du festival aura pour thème principal le droit des femmes et l’immigration et  nous sommes accompagnés par de nombreuses organisations : Amnesty International, Euromedrights, Human Rights Center, la Ligue Tunisienne des droits de l’homme et l’Association tunisienne des femmes démocrates.

 

Quels sont vos prochains projets culturels en Tunisie ?

Je termine un nouveau documentaire sur la liberté des femmes en Tunisie, après les premières élections d’octobre 2011, sur leur peurs et leurs inquiétudes. Les femmes et la future Constitution c’est un prisme révélateur de tous les enjeux actuels en Tunisie.

 

La révolution culturelle et la naissance d’un Etat de Droit en Tunisie sont-elles pour vous complémentaires ?

La révolution culturelle ne peut être portée que par une révolution des consciences. On peut faire une révolution politique avec des revendications sociales ou quand on est touché dans sa dignité, comme ce qui s’est passé en Tunisie. Mais cela a des limites et pour aller au-delà de ses limites il faut une révolution culturelle qui pourra achever l’émergence d’un nouveau modèle. Il n’y aura pas de transition démocratique sans transition culturelle.

La transition démocratique tarde en Tunisie car il n’y a pas la culture nécessaire, qui puisse l’accompagner. Les premières élections ont abouti à l’Assemblée Nationale Constituante mais son travail n’avance pas car il n’y a pas de culture du débat démocratique. Nous sommes une société très impatiente qui ne lit pas les modes d’emploi et qui n’est pas curieuse des expériences des autres. Si on avait pris le temps de la lecture de l’Histoire politique internationale  et de se cultiver on aurait pris un chemin différent. Le rôle des artistes c’est d’apporter cette dimension culturelle et de faire comprendre que la culture ce n’est pas juste se limiter au divertissement mais bien la base d’une société démocratique.

 

Propos recueillis par Sarah Anouar