Human Rights
09H12 - mardi 24 mai 2011

Interview de Patrick Delouvin, responsable d’action en France d’Amnesty International

 

Il semblerait que l’on constate, depuis maintenant quelques années, une aggravation de la situation des droits humains… Peut-on parler d’une actuelle crise des droits de l’homme en France ?
Il est difficile de dire si ces deux ou trois dernières années ont vraiment vu une véritable aggravation. Mais il est indéniable que la situation n’évolue pas dans le bon sens. Il y a bien sûr des améliorations dont on doit se réjouir ; des textes et des conventions ont été signés et ratifiés, je pense par exemple au Protocole Facultatif à la Convention contre la Torture. Néanmoins, il reste beaucoup de sujets de préoccupation. La publication par Amnesty International, en mars 2011, du manifeste des droits humains à l’intention des candidats à la présidentielle, fait état des mêmes problématiques que celui qui avait été rédigé en 2007. La situation n’a que très peu changé.

Quels sont les grands chantiers d’Amnesty International en France ?
Leur ordre est fonction des priorités d’Amnesty International. Nous suivons depuis maintenant quelques années les problèmes de violence policière, que nous avons décrits dans notre rapport de 2009 « Des policiers au-dessus des lois ». Bien entendu, nous n’oublions pas que l’immense majorité des membres des forces de l’ordre pratique leur métier – que nous reconnaissons être difficile – avec honnêteté et intégrité. Mais les allégations de violations de droits se multiplient, et nous constatons que le système actuel de plainte n’est que très peu convaincant, de par sa lenteur et sa dépendance des mêmes forces de polices qui sont parfois accusées.
Nous nous penchons également sur le phénomène de refus et parfois de renvoi des réfugiés libyens ou tunisiens, qui s’avère extrêmement préoccupant et qui prend chaque jour une plus mauvaise tournure. Malgré les recommandations d’Amnesty, les États se refusent encore à accueillir les réfugiés qu’ils n’estiment pas être en danger dans leur pays d’origine. Le phénomène ne se limite pas à la France, et l’aspect européen de cette fabrication effrénée de lois et de barrières ne présage pas d’issue positive.
Les discriminations au sein même de la société française nous inquiètent. L’accélération du processus de rejet de la communauté Rom, formalisé par des réunions interministérielles et la fameuse circulaire discriminatoire qui a dû d’ailleurs être retirée a été très représentative du regain des mesures qui ne respectent pas les préceptes les plus basiques des droits de l’homme. La multiplication de ces initiatives discriminatoires est préoccupante.
Nous observons enfin attentivement le rôle que tient la France en tant que pays ambassadeur – parmi beaucoup d’autres – des droits de l’homme dans le monde. La France a des responsabilités particulières dans le respect mondial des droits humains fondamentaux, responsabilité qui n’est, aujourd’hui, pas entièrement et correctement assumée.
L’une de nos plus récentes inquiétudes concerne l’accélération législative du gouvernement actuel, qui s’emporte dans une frénésie de création de décrets et de lois, souvent au détriment du sérieux et de la profondeur du travail fourni. Ces projets semblent être engendrés bien plus par un certain opportunisme politique que par une réflexion posée et justifiée. L’une des majeures trouvailles de cet emportement nous angoisse tout particulièrement ; en effet, la HALDE (Haute autorité de Lutte contre la Discrimination), le CNDS (Comité Nationale de Déontologie de la Sécurité) et le Contrôleur Général des Lieux de Privation de Liberté, qui comptent parmi les principaux mécanismes nationaux indépendants de contrôle, ont été regroupés en une seule autorité, le Défenseur des Droits. La mesure a été prise très rapidement et sa mise en place accélérée, ce qui fait qu’aujourd’hui, personne ne sait encore qui dirigera ce Défenseur des Droits, et quand il arrivera en poste. Cette disparition des mécanismes de protection est très préoccupante.

Mais cette mesure avait-elle été prise dans le but de museler ces organismes de contrôle ?
Il est difficile de d’affirmer clairement que l’objectif de départ était la mise au silence – ou du moins la réduction du pouvoir – de ces mécanismes de contrôle. Lorsque le comité Balladur a décidé en 2008, par une révision constitutionnelle, de fusionner ces quatre groupes en un seul Défenseur des Droits, l’idée ne semblait pas mauvaise, bien qu’il soit surprenant de placer en un même groupe plusieurs autorités au champ d’action si différent. En revanche, le développement de cette loi et le travail législatif qui a suivi a été très peu satisfaisant, et on a pu voir apparaître une certaine volonté de la part de gouvernement de restreindre l’indépendance de ces mécanismes de contrôle ; les avancées en la matière ont fréquemment été contrecarrées par des amendements du gouvernement. À titre d’exemple, lorsque le Sénat a pris la décision de sortir la Défense de l’Enfant de ce groupe, le gouvernement a invalidé leur vote et donc conservé la fusion des quatre groupes. Le projet initial qui a donné naissance était probablement louable, mais à long terme, il apparait être plutôt porteur de régressions en matière de défense des droits de l’homme.

Vous évoquiez tout à l’heure la question des réfugiés amassés aux frontières et qui se voient refuser leur droit d’entrée. Juridiquement, l’entrée de toute personne ressort uniquement de la souveraineté nationale. Cet état de fait est-il immuable ? N’y a-t-il aucun moyen de faire appel d’un refus d’entrée sur le territoire ?
Cette situation se montre difficilement modifiable. Concrètement, hormis la DUDH de 1948, seule la Convention de Genève de 1951 se penche sur ce sujet. On y lit en premier lieu la nécessité de solidarité avec les pays qui accueillent la majorité des réfugiés. Rappelons en effet que des pays tels que la Tanzanie ou le Pakistan accueillent plusieurs millions de réfugiés sur le sol, provenant en majorité du Burundi ou du Rwanda pour l’un, du Pakistan pour l’autre. En Union Européenne, le nombre de réfugiés se limite à 250 000. La situation est donc tout à fait gérable, contrairement à ce que certains peuvent laisser croire.
L’article 33 affirme clairement l’interdiction de renvoyer une personne vers un pays où elle se trouverait en danger. Mais cette même loi ne dit pas que l’État doit accepter ladite personne sur son territoire ; et c’est là toute la difficulté de ce problème. La Convention n’impose en la matière aucune obligation d’accueillir les réfugiés. A cela s’ajoutent les efforts des États qui cherchent à contourner l’interdiction de renvoi des réfugiés, en démontrant que le pays d’origine ne représente pas de risque réel. Je déplore que la Convention de Genève ne mentionne la création d’aucun organisme de contrôle, ce qui est le cas, par exemple, de la Convention contre la Torture. Malheureusement, une tentative de modification de la Convention pourrait laisser le champ libre à ceux qui veulent en diminuer encore le poids. Aussi est-il est délicat d’entreprendre une révision de la Convention sans courir le risque d’en détériorer le pouvoir.

Les rapports d’Amnesty International, principalement « Des policiers au-dessus des lois » de 2009, font le constat de nombreuses violations des droits humains fondamentaux qui restent sans suite… Comment ces abus peuvent avoir lieu et rester impunis ?
Si, je le rappelle encore, la grande majorité des agents de forces de l’ordre exercent leur métier honnêtement et manière responsable, Amnesty International a relevé de nombreuses allégations de violences injustifiées, verbales ou physiques de policiers sur des personnes. Les plaintes déposées n’ont, la majorité du temps, pas de suite, et elles sont classées. Dans d’autre cas, à la plainte de la personne on oppose la plainte du policier accusé. A parole contre parole, la police est souvent gagnante.
Il n’existe pas d’organisme de contrôle ou d’enquête estimés assez indépendants des forces de polices, si ce n’est le CNDS, qui posait toutefois le problème d’être peu saisi, car peu connu, et de ne pas avoir les moyens suffisants à la gestion de toutes les enquêtes. La disparition du CNDS, que j’ai déjà évoquée, et d’autant plus grave et nuit à notre projet de faire respecter les droits de l’homme et de mettre fin aux débordements policiers.
Cette violence policière constitue-t-elle une singularité française au sein de l’Europe ?
Il est délicat de comparer la situation dans les différents pays, mais des violences ont été relevées en Autriche, en Grèce, et en Angleterre. Les excès policiers ne sont donc pas purement français. En Angleterre, en revanche, la police est contrôlée par un mécanisme qui bénéficie d’une indépendance et d’un pouvoir qu’on ne retrouve pas en France.

De quels moyens dispose Amnesty International pour lutter contre la discrimination, la violence et plus généralement les violations des droits humains ?
Nous travaillons et enquêtons sans cesse, sur le terrain, et recoupant toutes les infos obtenues, avec un contact obligé avec les autorités qui sont en charge des problèmes que nous traitons. Ces enquêtes nous permettent d’établir des rapports que nous rendons public et accessible au plus grand nombre, mobilisant tous les médias à notre disposition : Internet, réseaux sociaux, affiches. Nous saisissons parfois la presse, et transmettons nos rapports et nos conclusions à toutes les autorités susceptibles de pouvoir changer les états de fait critiqués. L’une de nos priorités est la sensibilisation de l’opinion à ces questions qui, bien que primordiales, ne sont que rarement évoquées dans les médias.

Auriez-vous des recommandations à faire aux candidats de la prochaine élection présidentielle de 2012 ?
Comme fréquemment, nous constatons que ce sont les personnes les plus pauvres ou différentes qui sont les premières victimes des violations des droits en France. Les excès policiers ont touché en premier lieu des personnes pauvres et/ou d’origine étrangère. Le refoulement des populations tunisiennes et libyennes, ainsi que les mesures contre les camps roms sont démonstratives d’une remise en cause des droits fondamentaux des populations les moins favorisées. Nous faisons donc appel à un respect inconditionnel du droit de tous et de chacun au sein de la société Française d’une part, et dans le monde entier d’autre part.

Propos recueillis par Romain Leduc

SR : Noémi Carrique et Camille Dumas

Crédit photo : Yves Brunaud 2008