Le courage de nommer
Avec Les complices du mal, Omar Youssef Souleimane offre un essai lumineux à la croisée de la politique, de la morale et de la philosophie. Poète et journaliste franco-syrien, l’auteur y fouille les dérives de la scène politique, là où l’engagement s’abîme dans le calcul et où la fausse vertu masque mal la compromission.
Le titre annonce le propos : il s’agit moins de nommer des coupables que de désigner des complices. Les « complices du mal » sont ces acteurs, intellectuels, élus ou militants qui, au nom d’une cause présentée comme juste (la lutte contre le racisme, le colonialisme ou l’injustice sociale ) ferment les yeux sur la propagation de discours de haine, les dérives communautaristes et les complaisances envers l’islamisme.
Souleimane montre avec une précision chirurgicale comment certains mouvements de la gauche radicale, notamment La France insoumise, ont fini par brouiller la frontière entre solidarité avec les victimes de l’impérialisme occidental et l’aveuglement à l’égard du totalitarisme islamiste. Non par sympathie doctrinale mais afin d’utiliser un miroir commode pour se poser en défenseurs des opprimés et surtout par électoralisme. C’est ici que le livre dépasse l’enquête journalistique et devient une réflexion sur la corruption du politique, sur la manière dont la stratégie peut dissoudre l’éthique.
Sur le plan philosophique, Les complices du mal reprend la thèse d’Hannah Arendt sur la banalité du mal, ce moment où la haine cesse d’être spectaculaire pour devenir structurelle, acceptée, justifiée, parfois même célébrée au nom du progrès.
Il interroge cette pente naturelle des sociétés modernes à réduire la morale à une posture communicationnelle. À ses yeux la plus grande menace n’est pas l’extrémisme, mais le renoncement des esprits lucides ainsi que ceux qui se taisent pour préserver leur place, leur réputation ou leur parti.
L’essai frappe par son éthique du langage. Souleimane écrit dans une prose nette et débarrassée du pathos. Il ne cherche ni à scandaliser ni à séduire , il cherche à dire vrai et selon cette idée que le mensonge politique commence toujours par le choix des mots. Il rappelle que la laïcité, la liberté d’expression et l’universalisme ne sont pas des concepts abstraits mais des valeurs vécues, nées de combats et de douleurs.
Le livre pose une question essentielle à la philosophie politique contemporaine : qu’est-ce que le courage intellectuel à l’ère des appartenances ? Dans une société où les clivages identitaires remplacent les idéaux, où la fidélité au groupe prime sur la fidélité à la vérité, Il appelle à retrouver la responsabilité individuelle. « Le mal, écrit-il en substance, n’a pas besoin d’ennemis : il prospère sur les renoncements successifs des consciences tranquilles. »
Cette réflexion s’enracine aussi dans une expérience biographique : Exilé de Syrie, Souleimane a connu les régimes où la peur et la soumission font loi. Il regarde la France non comme un juge extérieur mais comme un amoureux inquiet : inquiet de voir le pays de la raison et de la laïcité céder à la confusion, à la peur d’être mal compris, à cette forme de relativisme moral qui interdit désormais de nommer l’islamisme comme un danger politique.
Au fond, Les complices du mal est une mise en garde contre la fatigue de la liberté. Il rappelle avec une gravité calme que les démocraties ne meurent pas toujours sous les coups d’un ennemi extérieur mais par érosion intérieure, quand la clarté devient suspecte et que la vérité gêne.
Omar Youssef Souleimane signe ici un texte courageux et d’une justesse presque socratique : celle qui consiste à poser les questions que la cité refuse d’entendre. Un livre salutaire, exigeant et nécessaire à quiconque refuse de confondre la tolérance avec la lâcheté.
Doriane Nicol
Maîtresse des écoles et critique littéraire







