Opinion Amériques Latines
05H16 - lundi 2 octobre 2023

Chili, commémoration et impasse politique. Tribune de Laurent Tranier

 

C’était donc il y a 50 ans. Le 11 septembre 1973, l’armée dirigée par le général Augusto Pinochet bombardait le palais présidentiel de la Moneda à Santiago du Chili. Le Président socialiste démocratiquement élu trois ans plus tôt, Salvador Allende, sans défense et acculé dans un bâtiment en flammes, se suicidait, scellant la victoire des putschistes.

Alors que les milieux ouvriers, paysans et indigènes sont sous le choc, les soutiens au régime militaire sont réels : ils espèrent qu’enfin le pays sortira de la crise économique et du désordre qui se sont progressivement installés sous Allende.

C’est en réalité le début d’une dictature pure et dure, au bilan humain effroyable : le régime militaire d’Augusto Pinochet s’est rendu coupable de la mort ou de la disparition de 3 200 personnes. Au total, 40 000 Chiliens ont été victimes de tortures. L’arbitraire est partout, le simple soupçon suffit au déchaînement de la répression. Il s’agit de terroriser ceux qui pourraient mal penser. Les soutiens des premiers temps s’étiolent, la pression internationale s’intensifie et le régime militaire doit donner des gages : il instaure une nouvelle constitution en 1980.

1990, le « départ » de Pinochet

La dictature se termine le 11 mars 1990, à la suite d’un plébiscite organisé par Pinochet. Celui-ci souhaitait obtenir l’approbation démocratique pour prolonger de huit ans son mandat à la tête de l’État, mais il se retrouve démocratiquement battu. Il est remplacé par Patricio Aylwin, élu Président de la République sous la bannière des Socialistes et des Démocrates-chrétiens coalisés dans la « Concertation ».

C’est un grand jour pour le Chili, mais qui ne résout rien : la Constitution ultralibérale adoptée en 1980 reste en vigueur et Pinochet devient chef de l’armée pour 8 ans avant d’intégrer, à vie, le Sénat. Le bras de fer entre les hommes nouveaux issus du suffrage et ceux de l’ancien régime, qui sont partout, est permanent. La répression cesse mais la vérité sur les horreurs du passé, préalable à toute réconciliation, reste introuvable, et les institutions semblent immuables.

Les résultats du plébiscite (44% de « oui » et 56% de « non ») comme la victoire d’Aylwin à la présidentielle (avec 55% des voix alors qu’il réunit tous les partis hostiles à la dictature) sont révélateurs : le pays est et reste profondément divisé, la blessure intime issue du coup d’État, qui a traversé bien des familles et des cercles d’amis, est toujours à vif.

Comment l’expliquer ? Tout d’abord, ceux qui n’ont pas été les victimes directes ou les témoins des exactions de la dictature ont du mal à les imaginer : la réalité des atrocités est mise en doute. Les mêmes considèrent que la dictature, qui a ramené l’ordre dans le pays et permis l’émergence d’une classe moyenne aisée importante, n’a pas un mauvais bilan économique. Ceux qui ont cru au rêve de révolution prolétarienne pacifique et démocratique d’Allende, et tous ceux qui ont directement subi la brutalité de la dictature sont aux antipodes d’une telle bienveillance.

L’éternel espoir d’une nouvelle constitution

Depuis lors, les gouvernements modérés se sont succédé, tout comme les révoltes populaires contre l’injustice du système économique mis en place par Pinochet, que ces gouvernements n’ont pas su remettre en cause. En 2006, en 2011, encore en 2019 : la jeunesse est à chaque fois à l’avant-garde de foules immenses, qui dénoncent une éducation, un système de santé, un système de retraites, tous entièrement privés et qui précarisent jusqu’aux classes moyennes aisées. Le mouvement social de 2019 est d’une telle ampleur – on considère que les manifestations ont pu réunir jusqu’à 30% de la population – qu’il contraint le Président Sébastian Pinera à lancer un processus constituant. C’est sans précédent et cela promet une rupture radicale avec le passé. Mais le texte proposé par l’assemblée élue va trop loin : reconnaissant non seulement des droits sociaux mais aussi, notamment, des droits à la nature, aux animaux, et considérant le Chili comme un État « pluri-national »… il est rejeté par 62% de la population. Le désaveu est terrible pour le nouveau président Gabriel Boric, issu du Parti communiste et successeur lointain et revendiqué de Salvador Allende.

Quelle naïveté aussi, de penser qu’un texte aussi radical pouvait trouver grâce auprès d’une majorité de Chiliens, alors que ce peuple est si profondément divisé ! Face à Gabriel Boric, accusé de vouloir instaurer une « dictature communiste », il avait porté au second tour de l’élection présidentielle de décembre 2019 le candidat d’extrême droite José Antonio Kast, défenseur assumé du régime de Pinochet et dénoncé comme « nazi » par ses adversaires…

Une nouvelle assemblée constituante a été désignée en mai 2023 pour poursuivre, vaille que vaille, la marche vers une nouvelle constitution dont tout indique que le pays a cruellement besoin, pour peu qu’elle soit équilibrée et puisse recueillir l’approbation du plus grand nombre. Les électeurs ont désigné les 51 membres de cette assemblée à la proportionnelle, sur des listes promues par les partis politiques. Elle est dominée par les 23 membres du parti de José Antonio Kast. La droite traditionnelle compte 11 représentants, les alliés du président Boric en ont 16, le dernier membre étant issu de la communauté mapuche. La majorité requise pour adopter un texte étant de 30 voix, autant dire que les Chiliens ont confié la grande réforme de leurs institutions… aux plus ardents défenseurs de ces institutions.

Dans une impasse politique ?

A l’heure de se souvenir du coup d’État militaire de 1973, des événements nombreux sont organisés dans le monde entier, et notamment en France. Alors que le pays reste profondément divisé sur la période, un sondage indique que 74,2 % des Chiliens ne sont pas du tout ou moyennement intéressés par la commémoration du 11 septembre (Le Monde, 8 septembre 2023). Au Chili comme en Europe, l’impasse politique et la montée des extrêmes sont-ils le signe ultime de la modernité démocratique ?

 

Laurent TRANIER

Éditeur et Fondateur des Éditions Toute Latitude, traducteur de Simon Bolivar, la conscience de l’Amérique, Éditions Toute Latitude 2008.

À relire : Pinochet, le procès de la dictature en France, de Jac FORTON, en partenariat avec Amnesty International, Éditions Toute Latitude 2009.