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18H03 - mercredi 10 mai 2023

Guerre en Ukraine : l’UE doit contribuer à ramener la paix autrement

 

Plus d’un an après le début de la guerre en Ukraine, le 24 février 2022, alors que le terrible bilan humain ne cesse de s’alourdir tant pour l’Ukraine que pour la Russie, personne ne sait quand ni comment elle se terminera.

Selon les dernières estimations données par le chef d’état-major norvégien le 22 janvier 2023, plus de 180 000 soldats russes et 100 000 soldats ukrainiens ont été tués ou blessés. 

À qui profite la guerre ?

En attendant, force est de constater que l’Union européenne (UE) est la principale victime collatérale de la guerre en Ukraine. Pour rappel, le Vieux Continent était, avant le déclenchement du conflit, le premier acheteur de gaz russe, avec en moyenne 40% de ses importations en provenance de Russie. Cependant, en réaction aux sanctions européennes prises à son encontre, Moscou a fortement réduit ses exportations d’hydrocarbures vers l’UE dès mai 2022, en coupant notamment l’approvisionnement par les gazoducs Nord Stream 1 et Yamal qui relient plusieurs pays européens à la Russie.

 

Résultat : les factures de gaz ont bondi de 46% sur un an au 2e semestre 2022. À la crise du gaz est venue s’ajouter celle d’autres matières premières – du pétrole aux métaux en passant par les céréales –, déjà amorcée avec la reprise post-Covid. Rien d’étonnant à ce que l’inflation en zone euro ait atteint 8,5% entre janvier 2022 et janvier 2023. Non seulement le pouvoir d’achat des ménages s’en est trouvé amputé, mais aussi, selon Eurostat, le nombre d’entreprises européennes en faillite a augmenté de 26,8% au 4e trimestre 2022.

La guerre en Ukraine n’a pas épargné les autres continents. Ainsi par exemple, l’Afrique de l’Ouest et la région du Sahel, très dépendantes de l’Ukraine et de la Russie qui à elles seules fournissent 25% des céréales de la planète, ont vu les prix du riz, du blé, de l’huile, du sucre et d’autres importations de produits transformés augmenter de 20 à 50% en avril 2020, plongeant 7 à 10 millions de personnes de plus dans l’insécurité alimentaire…

 

Un seul pays, en revanche, a tiré son épingle du jeu : les États-Unis. Dans son dossier intitulé « Les États-Unis, grands gagnants de la guerre », L’Express montre, preuves à l’appui, comment l’Amérique de Biden a tiré avantage de la guerre en Ukraine. Sur le plan géostratégique par exemple, alors que le nombre de soldats américains sur le Vieux Continent avait diminué depuis la fin de la guerre froide, ils y sont à nouveau plus de 100 000. « De quoi montrer à leurs alliés de l’Otan qu’ils peuvent continuer à compter sur l’Amérique, au moment où la menace russe se fait plus forte que jamais », écrit L’Express. Dans le domaine de l’énergieles États-Unis ont vu leurs exportations de gaz progresser de 20% au niveau mondial, et quasiment les deux tiers ont pris le chemin de l’Europe ! Pierre Terzian, directeur de la lettre d’information « Pétrostratégies », déclare : « Depuis le début des années 1980 sous Reagan, les États-Unis avaient le rêve de couper l’Europe du gaz russe. Ils ont fait d’énormes pressions pour que le gazoduc Nord Stream 1 ne voie jamais le jour et ont recommencé des années plus tard avec Nord Stream 2, allant jusqu’à menacer de sanctions les entreprises qui participeraient au projet. » Et il a conclu : « La guerre en Ukraine est pour eux un cadeau du ciel. » Enfin, sur le front industriel, les fabricants d’armes américains ont engrangé d’énormes profits grâce aux armes vendues à l’Ukraine et aux commandes passées par plusieurs pays eurooéens (l’Allemagne, les Pays-Bas, l’Estonie, la Bulgarie). Les chiffres cités par L’Express révèlent que Lockheed Martin, le plus gros d’entre eux, a vu son chiffre d’affaires totaliser environ 65 milliards de dollars en 2022 !

 

Autonomie stratégique de l’Europe

Aujourd’hui, de nombreuses voix se sont élevées en Europe pour tirer le signal d’alarme. « Rien ne prouve que les États-Unis, qui dominent l’Otan, aient les mêmes intérêts que nous, qui en dépendons », écrit dans Challenge’s l’éminent philosophe André Comte-Sponville. « Certains commentateurs laissent entendre que cette guerre, qui affaiblit la Russie et appauvrit l’Europe, est une opportunité pour les Américains, qui ont intérêt à ce qu’elle dure, et un gouffre sans fond pour les Européens, qui ont intérêt à ce qu’elle cesse. Peut-être. Cela justifie en tout cas que nous préparions le retour de la paix plutôt que la prolongation indéfinie de la guerre », ajoute-t-il.

 

Reste à savoir comment préparer « le retour de la paix ». Dans son édition du 15 mars 2023, Le Monde a titré : « Guerre en Ukraine : neuf pays ont promis 150 chars Leopard 2 à l’Ukraine, selon le secrétaire à la Défense américain. » Et d’ajouter, en sous-titre : « En parallèle, le ministre des Armées français, Sébastien Lecornu, a annoncé lors d’une audition parlementaire que les trente canons Caesar cédés à l’Ukraine par la France seraient remplacés d’ici à mars 2024 dans les stocks de l’armée de Terre française. » De notre point de vue, continuer à envoyer des armes lourdes à l’Ukraine, comme cela s’est fait depuis plusieurs mois, ne va clairement pas dans le sens de la paix, bien au contraire : cela contribue à « la prolongation indéfinie de la guerre » en mettant de l’huile sur le feu.

 

Certes, il faut soutenir les Ukrainiens dans leur combat pour leur souveraineté. Certes, il faut apporter de l’aide humanitaire aux millions de réfugiés ukrainiens qui ont fui leur pays en proie à la guerre. Mais ce n’est pas en leur envoyant des armes pour les « aider » à continuer à se faire tuer sur les champs de bataille qu’on mettra fin au conflit. D’ailleurs l’armée russe, bien déterminée à aller jusqu’au bout de ce qu’elle appelle « l’opération militaire spéciale », a averti : plus l’Occident envoie d’armes à l’Ukraine, plus la guerre va durer.

À plusieurs reprises, Volodymyr Zelensky a appelé les pays occidentaux à accélérer les livraisons d’armes lourdes « pour arrêter le mal ». Selon Le Point (janvier 2023), tout en demandant aux alliés de fournir des chars et des missiles de longue portée, le président ukrainien a « remercié les États-Unis », « premier soutien de Kiev contre l’invasion russe », pour une nouvelle tranche d’aide militaire d’un montant de 2,5 milliards de dollars, incluant des centaines de véhicules blindés. Mais plusieurs spécialistes de la question ukrainienne estiment, quant à eux, que le président Zelensky devrait comprendre qu’il a intérêt à ne pas se mettre totalement sous la coupe de Washington. D’autant que, d’après Vincent Desportes, général de division de la 2e section de l’armée de Terre française, et Jean Pégouret, spécialiste de géopolitique et expert en relation sino-russes, la guerre en Ukraine est, en réalité, une guerre par procuration que livrent les États-Unis à la Russie. L’Ukraine gagnerait à rester neutre, pour ne pas continuer à être utilisée comme un pion sur l’échiquier géopolitique américain. En clair, la neutralité reste sa meilleure protection.

 

Que peut faire l’Europe pour contribuer à mettre un terme au conflit, dans la mesure où il y va aussi de son propre intérêt ? Selon Marianne, les positions d’Ursula Von Der Leyen – présidente de la Commission européenne – sur la guerre russo-ukrainienne « semblent parfois plus raccord avec l’administration Biden qu’avec les lignes relativement prudentes de Paris et de Berlin ». Et toujours selon Marianne : « Peu après le début de la guerre, c’est [Ursula Von Der Leyen] qui négocie avec Joe Biden, de passage à Bruxelles, une hausse significative des livraisons américaines de gaz naturel liquéfié. » En clair, celle qui dirige l’Union européenne est incontestablement pro-américaine.

Dans un tel contexte, la solution qui nous paraît plus réaliste consisterait à ce que la France, puissance garante des accords de Minsk, prenne des initiatives pour influencer l’UE dans le sens de la paix, d’un cessez-le-feu rapide et pérenne. Comment ? En s’affranchissant au préalable de ce que beaucoup, en Europe mais aussi en Asie, appellent la « vassalisation des États-Unis ». Dans une interview sur Sud Radio, Caroline Galatéros, docteur en sciences politiques et colonel dans la réserve opérationnelle des Armées, a déclaré : la France doit « se désolidariser de l’escalade militaire que nous sommes en train de nourrir » depuis plusieurs mois et qui devient « de plus en plus grave » et « de plus en plus lourde ». Mais pour y parvenir, « il faut oser faire un pas de côté ». Comprendre : il faut avoir le courage d’affirmer son autonomie stratégique vis-à-vis des États-Unis. En 2003, les États-Unis avaient fait pression sur leurs alliés pour aller faire la guerre en Irak sous prétexte d’une menace « d’armes de destruction massive ». Jacques Chirac leur avait dit « non ! ».

Aujourd’hui, nos dirigeants doivent aussi oser dire « non ! » aux Américains –dont l’ambition et la stratégie ne sont clairement pas celles de l’Europe ni de la France –, en cessant toute livraison d’armes à l’Ukraine. Membre du Conseil de sécurité de l’ONU, puissance nucléaire et 5puissance économique du monde en termes de PIB, la France « devrait », selon Caroline Galatéros, prendre l’initiative de « propositions sérieuses et crédibles vis-à-vis de la Russie pour neutraliser stratégiquement l’Ukraine ». Autrement dit, faire en sorte qu’il y ait de nouveau un pays tampon, neutre, et non soumis aux exigences américaines. Au fond, c’est cela que voulait la Russie, depuis de nombreuses années…

 

Si la France pouvait œuvrer dans ce sens, nous pourrions espérer voir s’opérer un effet d’entraînement au sein de l’UE.

 

Cécile Rohr

spécialiste de géopolitique