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05H17 - lundi 5 septembre 2022

Jacques Soppelsa : les Malouines, un contentieux obsolète quarante ans après ?

 

A quelques heures de dévoiler le nom de leur prochain, de leur prochaine premier ministre, les Britanniques pourront revenir sur un un événement majeur de leur histoire récente… les Malouines.

Le grand écrivain argentin Borges, lorsqu’il évoquait ce conflit ouvert, avait coutume, non sans bonheur, de le comparer à « deux chauves se disputant un peigne » ! La guerre des Malouines apparaît en effet, en première analyse, terriblement « hors du temps » ! En 1982, dans un climat interne de crise économique et de difficultés sociétales, les dictateurs au pouvoir à la Casa Rosada, les généraux Viola, Bongione, Videla et autres Galtieri, soucieux de redorer un blason passablement terni depuis le coup d’Etat de 1976 (au-delà de la parenthèse pittoresque et euphorique de la victoire de leur équipe nationale, en 1978, à l’occasion de la Coupe du Monde de football, organisée… en Argentine !) décident de s’emparer de l’archipel des Malouines. « Malvinas » en castillan, « Falklands Islands » pour les Anglais.

Depuis plus d’un siècle et demi et l’occupation dudit archipel par les Britanniques, la jeune nation argentine revendique en effet la possession de ce dernier.

Nous sommes donc en 1982. L’opération militaire parait assez facile : les généraux sont persuadés que Londres, face aux sérieux problèmes internes auxquels est confrontée Margaret Thatcher, ne réagira pas. Une quasi-certitude renforcée par les confidences de l’Ambassadeur des États-Unis à Buenos Aires. De surcroit, en application du Pacte de Bogota créant l’Organisation des États Américains (et singulièrement de son article VI), la Junte croit pouvoir compter sur l’aide automatique des États signataires, l’ensemble de la communauté latino-américaine (hormis Cuba) et l’Amérique du Nord… Et donc les Etats-Unis !

Le gouvernement argentin, dont les troupes, particulièrement mal préparées et équipées, débarquent sur l’archipel le 12 Avril, en plein hiver austral, annonce « que la nation récupère ainsi légitimement un territoire confisqué naguère par une puissance étrangère à l’hémisphère américain ».

Certes, la plupart des États latino-américains vont effectivement se solidariser, au moins en paroles, avec Buenos Aires. Mais l’effet de surprise passé, la Dame de Fer répond à l’intervention par l’envoi des forces britanniques dans l’Atlantique Sud.

Et, surprise pour les généraux argentins, Ronald Reagan, (cf.supra) appuie son initiative.

Les armées en présence son terriblement déséquilibrées !

Pour la Marine, côté anglais, deux porte aéronefs ultra modernes (l’Hermès et l’Invincible), deux portes conteneurs, trois croiseurs lance-missiles, huit destroyers, douze frégates, quatre sous-marins nucléaires d’attaque…

En face, un porte avion hors d’âge, le Vienticinco de Mayo, un croiseur obsolète, le General Belgrano, deux destroyers et trois frégates, tous équipés des Exocets français, et trois sous-marins d’attaque classiques.

Quant à l’aviation, face aux neuf Super Etendard, aux dix avions de patrouille Neptune et aux vingt-cinq bombardiers de la force aérienne argentine, la Royal Air Force peut s’appuyer notamment sur trente-huit Sea Harier, deux douzaines de patrouilleurs et une cinquante d’hélicoptères.

Sur terre, enfin, les quelques 20 000 soldats professionnels de l’Armée britannique vont se trouver confrontés à une garnison argentine de moins de 10 000 hommes, dont un grand nombre d’appelés du contingent.

Après quelques succès ponctuels de la marine portena (les destroyers Sheffield et Coventry sont coulés par les Exocets… ce qui va contribuer à alimenter de sérieux sentiments francophobes du côté de Londres !), les forces royales infligent une déroute totale à l’armée argentine.

Pire, le Conseil de Sécurité des Nations Unies, réuni à la demande expresse de Buenos Aires, apporte son soutien à Londres, à l’unanimité de ses membres en condamnant la junte, qui comptait pourtant fermement, face aux trois puissances occidentales, sur l’appui de l’Union Soviétique et de la Chine Populaire.

Plusieurs leçons peuvent être tirées de cet exemple de conflit, aberrant à bien des égards :

– Tout d’abord, que l’héritage britannique, les liens historiques et culturels entre Londres et ses anciennes colonies d’Amérique du Nord (« tendance lourde ») sont plus solides que ceux que les Etats-Unis avaient pu noués avec leurs partenaires latino-américains en 1948, à Bogota. Le Président James Monroe dut se retourner dans sa tombe, lui qui, en 1823, soulignait « les devoirs de la nation américaine, qui devait se consacrer sans réserve à la défense des intérêts du continent, des devoirs mûris par la sagesse des concitoyens les plus éclairés, et procurant une félicité sans exemple ! »

– deuxième leçon : que vous soyez puissants ou misérables, votre destin ne sera pas le même (c’est une proposition mais il manque une suite) ! Moscou et Pékin ont tous deux estimé que le statut quo établi avec les puissances du bloc ne méritait pas d’être remis en cause pour une poignée de latinos et quelques arpents de terres glacées, même s’il était difficile de ne pas voir que les Malouines, campées sur la route du Cap Horn, étaient loin d’être dépourvues, à l’image de Gibraltar, d’un appréciable intérêt stratégique pour la marine militaire et commerciale de Sa Majesté, intérêt renforcé du point de vue géoéconomique par la découverte, dans les années 70, de beaux gisements d’hydrocarbures dans la zone !

-troisième leçon, conjoncturelle : le contentieux des Malouines n’est devenu conflit ouvert que par la volonté de la Junte, et pour des motivations purement internes : tenter de redonner à peu de frais (croyait-elle) du lustre à son gouvernement dans un contexte national délicat. De facto, à la veille du cent cinquantième anniversaire de l’occupation britannique, les généraux argentins savaient pouvoir s’appuyer sur le soutien d’une forte majorité de la population : dès le 13 avril, les foules se bousculaient au cœur des grandes villes pour saluer avec enthousiasme l’initiative et qualifier (pour quelques semaines !) le Président Léopoldo Galtieri de « Libertador « !

Alors, aujourd‘hui, quid du contentieux ?

Quarante ans après le conflit, l’archipel des Malouines semble de facto, pour la plupart de nos compatriotes, enfouis dans les oubliettes de l’Histoire ! A l’exception, certes, des fans des Pink Floyd et de leur Final Cut ! Mais c’est loin d’être le cas du côté de Londres et de Buenos Aires !

Dans la culture politique des Argentins, la doctrine du « nationalisme territorial » est plus que jamais enracinée. L’État argentin ne cesse d’affirmer sa volonté d’étendre sa souveraineté à l’ensemble de la plateforme continentale, y compris sur les rives septentrionales du continent antarctique. Un Ministère intitulé « Secrétariat d’État aux Malvinas, aux Iles Sandwich et à la Géorgie du Sud » a été créé. Et les manuels scolaires rappellent que les Malouines « sont un membre arraché au corps de la Patrie ».

Le 14 Janvier 2022, le Ministre des Affaires Étrangères publiait une déclaration réaffirmant « que les Malouines sont illégalement occupées ». Et en février, le Président argentin en personne se rendait en Russie puis en Chine pour exprimer le souhait de Buenos Aire de rejoindre les BRICS et d’obtenir l’appui de Moscou et de Pékin dans le règlement du contentieux.                                                                                                                                                                                                                                                               

Quant aux arguments « géographiques » la balance penche sans nul doute possible du côté argentin : les Iles baignent en effet dans le même environnement géologique que la Patagonie voisine, à moins de 470 kilomètres, via le plateau continental. Et les données biogéographiques tant en matière de faune que de flore, sont identiques !

Mais ces considérations peuvent paraitre secondaires par rapport aux arguments liés à l’Histoire.

En la matière, les Britanniques évoquent un argument au demeurant classique : l’utis possidetis, l’occupation et le peuplement.

Londres souligne « une occupation continue » depuis 1833, ce qui est rigoureusement exact, à la « nuance » près que cette occupation a démarré par un coup de force, l’expulsion de la garnison argentine installée à Puerto Argentino, et immédiatement rebaptisée Port Stanley.

Quant au peuplement, il est depuis cette date exclusivement britannique. Et pour cause ! Londres n’a pas cessé d’envoyer dans ses « Falklands Islands » des « kelpers », éleveurs de moutons d’origine écossaise. Tous britanniques, certes ! Les résultats du référendum d’autodétermination organisé par Londres en Mars 2013 ne pouvaient guère surprendre : 98,8% de ses sujets britanniques se sont effectivement déclarés favorables « au maintien des Malouines au sein du Royaume-Uni (sic).

Quant aux arguments « historiques » de la partie argentine, ils reposent tout d’abord sur la « découverte » des îles. Dès 1520, l’équipage de Magellan consigne cette dernière, confirmée par les navigateurs espagnols Esteban Gomez et Diego de Ribera. Et l’Empereur Charkes Quint officialise l’emprise castillane.

Un siècle plus tard, la première « escale » (moins de trois semaines) est le fait, en 1690, du Capitaine anglais John Strong, qui va nommer l’archipel « Falkland Islands » en hommage à son Amiral et très proche ami Lord Falkland ! Mais si, lors de la paix d’Utrecht, ratifiée par les Anglais, la région est de nouveau reconnue comme membre de l’Empire espagnol, c’est l’équipage français de Bougainville, en 1764, qui prend possession des Iles. Bougainville les baptise « Malouines » en l’honneur de ses marins, natifs de Saint Malo.

Face à la réaction de l’Espagne, la France reconnaît à cette dernière le droit d’occuper l’archipel. Et, par le Traité de San Lorenzo, Londres accepte à son tour la tutelle hispanique. La souveraineté espagnole va ainsi perdurer sans discontinuité de 1775 à 1816. Cette année-là, l’Argentine accède à l’indépendance. Une garnison, puis un Gouverneur, s’installent aux Malouines, partie intégrale des territoires hérités de l’ancienne métropole. Jusqu’au 3 Janvier 1833, date à laquelle (cf.supra), le Capitaine Inslow, commandant du navire de guerre britannique Clio, débarque sur les Iles et expulse les autorités argentines.

Au final, peut-on oser un bilan comparatif ? Si l’on tente de comparer objectivement les arguments des deux parties, il ressort que :

– Londres s’appuie sur l’occupation effective des Malouines depuis bientôt deux siècles et sur leur peuplement. Une position nettement durcie, dans le sillage de l’inflexible Margareth Thatcher, par la découverte des gisements off-shore d’hydrocarbures et l’exploitation débridée (et dénoncée par maintes ONG) des richesses piscicoles de la zone, sur la route stratégique du Cap Horn.

Buenos Aires brandit une gamme beaucoup plus diversifiée d’arguments : sa proximité géographique, le continuum géologique, la communauté biogéographique, la découverte de l’archipel, l’héritage de l’Empire hispanique, l’occupation de facto jusqu’en 1833.

Le fléau de la balance semble donc bien pencher vers la partie argentine, qui souhaite plus que jamais l’ouverture de négociations, sachant que Buenos Aires est de plus en plus écoutée du côté des Nations Unies.

Mais le Royaume-Uni, en revanche, fait pour l’instant la sourde oreille… Et cela ne risque pas de changer si Liz Truss, sans cesse comparée à Margaret Thatcher, devient première ministre début septembre.

A moins qu’elle ne confesse un faible pour le fameux Final Cut de leur compatriote Roger Waters des Pink Floyd (certes un ultra travailliste avec lequel la future locataire du 10 Downing Street ne prendra pas thé) ! La musique adoucit les mœurs ? Pas en politique !

 

Jacques Soppelsa

Président honoraire de l’Université de Paris I Panthéon Sorbonne, Doyen de l’École Supérieure des Métiers du Droit, Conseiller éditorial d’Opinion Internationale

 

 

 

 

 

 

La guerre des Malouines en musique :

 

 

 

Dernier livre paru : « La mondialisation dangereuse », avec Alexandre Del Valle, éd. L’artilleur, 2021