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12H58 - samedi 12 mars 2022

Où tracer la frontière entre une victime et un simple témoin d’un attentat terroriste ?

 

À l’occasion de la journée nationale et européenne en hommage aux victimes du terrorisme, ce vendredi 11 mars 2022, le Président de la République a présidé une cérémonie au Grand Trianon à Versailles, accompagné par Charles Michel, Président du Conseil Européen, et Ursula von der Leyen, Présidente de la Commission européenne, et des chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union européenne. 

La date du 11 mars, choisie par l’Union européenne comme date de commémoration commune, fait référence à l’attentat commis à la gare d’Atocha (Madrid) le 11 mars 2004 au cours duquel plus de deux cents personnes ont été tuées et près de deux mille blessées. 

Le journal Le Monde publie en ce 12 mars une tribune de l’anthropologue Hélène Quiniou pour mieux comprendre la notion de victime.

« Où tracer la frontière entre une victime et un simple témoin d’un attentat terroriste ? »

En élargissant la notion de victime directe, la Cour de cassation a rendu éligibles des personnes jusque-là considérées comme des « témoins malheureux », analyse l’anthropologue Hélène Quiniou dans une tribune au « Monde ».

Par Hélène Quiniou (Chercheuse en anthropologie, Columbia University (Etats-Unis).)

Tribune. Le 20 février, Joe Biden signait un décret présidentiel autorisant la saisie de la moitié des 7 milliards de dollars d’épargne déposés sur le compte de l’Etat afghan à la Banque centrale de New York afin de les reverser à des familles de victimes du 11-Septembre. Il y a vingt ans, 150 familles de victimes décédées le 11 septembre 2001, dans les tours jumelles du World Trade Center, au Pentagone et à bord des avions détournés, avaient intenté une procédure civile contre Oussama Ben Laden et une liste de chefs talibans afin d’obtenir une indemnisation financière. En 2012, une décision de justice leur avait donné raison en condamnant par contumace les talibans à verser 7 milliards de dollars d’indemnités.

Françoise Rudetzki et Emmanuel Macron, 11 mars 2022

Faute de moyens de saisir l’argent, la décision était restée symbolique. Mais la prise de pouvoir par les talibans en 2021 a changé la donne. En septembre dernier, un groupe d’avocats de parties civiles ont obtenu d’un juge de New York un mandat de saisie des fonds afghans. Joe Biden a fait le reste, sans sembler relever le paradoxe qu’il y a à refuser de reconnaître le gouvernement taliban d’une main, tout en lui attribuant de l’autre les biens du peuple afghan. Faire peser la responsabilité des attentats sur le peuple afghan, c’est une symétrie du raisonnement de Salah Abdeslam au procès des attentats du 13-Novembre : nous avons visé et tué des civils parce que « vous » massacrez des innocents en Irak et en Syrie.

Combat courageux

L’épisode jette une lumière crue sur une question fondamentale pour l’avenir des sociétés frappées par le terrorisme : comment réparer les vies brisées par le terrorisme ? Mais aussi, pour quoi faire ? En France, l’indemnisation des victimes de terrorisme est prise en charge par un fonds de solidarité nationale financé par une cotisation sur les contrats d’assurance responsabilité civile. Cette exception française, c’est l’œuvre de Françoise Rudetzki, victime de l’attentat du Grand Véfour en 1983 et fondatrice de l’association SOS Attentats. A l’issue d’un combat courageux pour faire reconnaître la responsabilité de l’Etat dans l’indemnisation des victimes du terrorisme, elle avait obtenu de François Mitterand et de Jacques Chirac l’adoption d’un volet indemnitaire intégré à la loi du 9 Septembre 1986 relative à la lutte contre le terrorisme et aux atteintes à la sûreté de l’Etat. La création du fonds de garantie des victimes du terrorisme (FGTI) est donc contemporaine de la mise en place de la section antiterroriste du parquet de Paris, devenue le parquet national antiterroriste, qui porte aujourd’hui l’accusation contre les vingt prévenus au procès du 13-Novembre. Le FGTI, de son côté, est responsable de la répartition des ressources assurantielles au nom du peuple français qui cotise.

Bien sûr, les attentats de masse de 2015 et 2016 ont déplacé la frontière entre victime de terrorisme et simple témoin d’un attentat. Qui sont les victimes du terrorisme ? Jusqu’ici une victime de terrorisme devait avoir été exposée directement au risque de mort ou de blessure recherché par les terroristes pour pouvoir se constituer partie civile devant un juge d’instruction. Mais la Cour de cassation a modifié le statut de victime de terrorisme par une série de décisions rendues le 15 février. En élargissant la notion de victime directe, elle a rendu éligibles des personnes jusque-là considérées comme des « témoins malheureux », tel ce voisin accouru au secours des blessés de la Belle Equipe le soir du 13-Novembre, ou ce passant intrépide qui s’était lancé à la poursuite du camion meurtrier le 14 juillet 2016 sur la promenade des Anglais pour en neutraliser le conducteur.

La nature d’un attentat terroriste étant d’atteindre de manière indiscriminée toute personne présente sur le lieu ciblé, sera aussi désormais éligible toute personne qui se serait blessée, par exemple, en sautant de la corniche à Nice pour fuir l’attentat, y compris à bonne distance du camion-bélier. L’essentiel, ici, est que la victime se soit légitimement sentie exposée à la menace terroriste.

Grandeur morale

Cet élargissement de la notion de victime de terrorisme, pourtant, n’a pas bénéficié aux victimes de l’assaut du 18 novembre 2015 à Saint-Denis contre l’immeuble de la rue du Corbillon, où s’étaient retranchés le chef du commando des terrasses Abdelhamid Abaaoud et son bras droit Chakib Akrouh. Le Raid fit alors usage de grenades et tira plusieurs milliers de munitions avant que Chakib Akrouh ne déclenche sa ceinture explosive, tuant dans le même souffle Abaaoud et sa cousine Hasna Aït Boulahcen. Comme les otages du Bataclan et les autres victimes du 13-Novembre, les habitants de l’immeuble dévasté ont vécu une scène de guerre. Oui, dit la Cour de cassation, mais leur préjudice n’est pas directement rattachable à la série d’attentats coordonnés du 13-Novembre ; c’est le produit d’un événement bien distinct, l’assaut, dont les victimes n’ont pas subi de préjudice personnel et direct, n’ayant pas été menacées spécifiquement par les terroristes. Elles n’auraient, dès lors, subi aucun dommage différent en nature de l’« angoisse ressentie » et du « préjudice subi par la société tout entière du fait que les terroristes sont restés en fuite ».

Où tracer la frontière entre une victime et un simple témoin ? Depuis 1986, à chaque nouvel attentat, le périmètre de l’indemnisation des victimes fait l’objet d’âpres négociations entre l’État et les avocats de parties civiles. Cette fois, la série de décisions de la Cour de cassation pose une question de société plus fondamentale : à qui bénéficie la solidarité nationale ? Il reviendra au président de la cour d’assises spéciale, Jean-Louis Périès, de trancher définitivement la question du statut des victimes du 18 novembre dans le cadre du procès historique des attentats du 13-Novembre qui devrait durer jusqu’en juin. Il avait fallu de la grandeur morale et du courage politique pour engager du même geste législatif la responsabilité de l’État dans la prévention, la répression et l’indemnisation du terrorisme. Dans l’esprit de la loi en trois volets du 9 septembre 1986, répression et indemnisation sont indivisibles dans le combat contre la menace terroriste. L’opération de répression du 18 novembre 2015 doit entraîner l’indemnisation de ses victimes. Ce sont en effet toutes les victimes du terrorisme qui doivent être indemnisées. Sauf à fabriquer de l’exclusion au nom de la réparation nationale, comme l’ont fait les Etats-Unis.

Publié dans Le Monde, 12 mars 2022

Hélène Quiniou