Edito
08H00 - samedi 14 septembre 2019

Tunisie : suspense total à la veille du premier tour de l’élection présidentielle. L’édito de Michel Taube

 

Photos by HASNA and FETHI BELAID / AFP

 

Cette fois-ci, ce ne sera pas le J de jasmin. Mais bien le J d’un Jour clé, ce 15 septembre (même si les Tunisiens de France et de la diaspora ont déjà commencé à voter vendredi) : du secret des urnes sortiront dimanche soir les deux finalistes de l’élection présidentielle. Le second tour aura lieu quinze jours après la proclamation définitive des résultats du premier, à coup sûr en octobre.

A part quelques accrocs comme l’incarcération d’un des candidats favoris poursuivi pour fraude fiscale, au terme d’une campagne bousculée par des élections anticipées (les panneaux électoraux sont souvent vides devant les bureaux de vote), la Tunisie a prouvé à nouveau sa maturité. Les trois débats télévisés entre les candidats, fait unique dans le monde arabe, ressemblaient aux shows du premier tour de la Présidentielle en France ou aux primaires du parti démocrate aux Etats-Unis.

Ceci dit, les Tunisiens risquent fort de se réveiller lundi avec deux candidats surprise qualifiés au second tour… Ils sont en effet 25 prétendant(e)s à la magistrature suprême – dont deux femmes, Abir Moussi, très engagée contre l’islam politique, et Salma Elloumi – à se disputer le suffrage de plus de 7 millions d’électeurs tunisiens (sur une population totale de 11 millions).

Un tel éclatement, une telle déperdition des candidatures et donc des voix risquent fort de créer de grosses surprises dimanche soir !

 

Les modernistes absents du second tour ?

Les modernistes, héritiers de Bourguiba, pâtissent le plus de cette pléthore de candidatures. Tiraillés entre les anciens de Nidaa Tounès (Appel de la Tunisie) ou des partis qui ont fait scission, pas moins d’une dizaine de candidats en sont issus…

Parmi les « modernistes », il y a évidemment le Premier ministre sortant, Youssef Chahed, longtemps favori et solide selon la communauté internationale, Abdelkrim Zbidi, ministre de la défense, favorable à l’abolition de la peine de mort.

Le risque est grand d’une élimination dès le premier tour de tous les candidats modernistes. Vivra-t-on dimanche un scénario analogue à l’élection présidentielle de 2002 en France où le progressiste Lionel Jospin s’était fait coiffer sur le fil par un dégagiste de son temps, Jean-Marie Le Pen ?

Les divisions entre modernistes, dont on aurait pu espérer qu’ils se regroupassent sous un seul nom (Mohsen Marzouk s’est désisté hier en faveur d’Abdelkrim Zbidi), font le jeu de leurs rivaux.

 

Ennahdha bien placé ?

Les islamistes sont moins divisés que les autres. C’est la première fois depuis 2011 que le parti Ennahdha, la seule force politique structurée, organisée, idéologiquement cohérente, propose un candidat à la Présidence de la République, Abdelfattah Mourou. Ennahdha a déjà co-gouverné la Tunisie de 2011 à 2013. Le parti s’est opposé à quelques grandes réformes, comme la loi sur l’égalité hommes-femmes devant l’héritage proposée par feu le président Béji Caïd Essebsi à l’été 2018.

Cette année, Ennahdha n’a pas vraiment fait pas campagne sur le sentiment religieux, mais davantage sur la relance de l’économie en voulant se poser comme une alternative aux tenants du pouvoir sortant. Abdelfattah Mourou, n’est pas n’importe qui : âgé de 71 ans, avocat et l’un des fondateurs du mouvement, il se dit parmi les plus modérés du parti… Il a même annoncé que s’il est élu il quitterait sa jebba traditionnelle pour le costume cravate… Démagogie quand tu nous tiens… D’autres candidats labourent l’électorat islamiste : l’ex-président Moncef Marzouki, a explicitement demandé aux électeurs et militants d’Ennahdha de voter pour lui…

 

Le dégagisme, étape 2

Véritables trublions de la présidentielle, des candidats populistes et/ou indépendants ont le vent en pompe. Contre l’establishment politique, ils se sont imposés comme l’alternative aux candidats issus de Nidaa Tounès ou d’Ennahdha, ou ayant fait scission avec ces partis.

Ils surfent sur un climat économique qui est le point faible de la révolution tunisienne. La promesse sociale n’a pas été tenue : les jeunes qui ont fait tomber le régime Ben Ali sont encore, pour trop d’entre eux, au chômage ou sans avenir [lire l’article de Sofia Farhat sur les enjeux sociétaux de l’élection].

La force de cette vingtaine de candidats, c’est certainement de n’avoir pas de passif lié à l’échec relatif de Nidaa Tounès et d’Ennahdha.

Parmi ces candidats, l’homme d’affaires et propriétaire de la chaîne tunisienne Nessma TV, Nabil Karoui, est donné comme favori, même s’il fait campagne depuis la prison… Son arrestation lui a donné le crédit d’une victime expiatoire d’un système dont il pourrait sortir gagnant dans les urnes. A tel point que l’on peut se demander « à qui profite le crime ? », c’est-à-dire son arrestation, sinon à lui-même ?

Photo AFP – Nacer Talel

 

Et puis il y a l’invité de dernière minute, celui que la campagne électorale elle-même semble propulser en avant, Kais Saied [notre photo]. Il est allé au devant des Tunisiens en prenant les transports en commun et s’est engagé à ne pas siéger au Palais de Carthage. Son épouse ne sera pas Première Dame, a-t-il promis. A la fois conservateur sur les questions de société (il s’est parfois affiché avec des islamistes, notamment certains caciques du parti salafiste Hizb Ettahrir), rassurant en tant que constitutionnaliste émérite qui manie un arabe littéraire de haute volée tandis que beaucoup de ses concurrents pratiquent un arabe dialectal, il a promis de réformer en profondeur les institutions : s’il est élu, il convoquera un référendum visant à remplacer la Chambre des députés par un Parlement des représentants régionaux (idée qui fait mouche face aux inégalités entre territoires qui sont l’autre plaie du pays avec la question sociale). A la fois audacieux, visionnaire, médiatique et populaire, pour bon nombre d’observateurs, son heure est peut-être venue.

Au risque de déplaire et d’être déjugé par les faits, la victoire du premier tour pourrait se jouer entre Karoui, Saïed et Mourouh. Le dégagisme continue et pourrait fortement renouveler pour les uns, menacer pour les autres, la Tunisie moderne et démocratique qui fait sa différence dans le monde arabo-musulman.

A moins que le peuple tunisien ne réserve une autre surprise en choisissant un des modernistes tenus comme perdants…

Réponse dimanche soir.

 

Michel Taube

 

Les candidats (par ordre alphabétique) :

Mohamed Abbou, Courant démocrate

Said Aidi, Béni Watani (Enfants de ma Patrie)

Hatem Boulabiar, Indépendant

Abid Briki, En avant la Tunisie

Youssef Chahed, Vive la Tunisie

Selma Elloumi, Parti de l’Espoir

Elias Fakhfekh, Ettakattol (Formation Démocratique pour le Travail et les Libertés)

Mohamed Hechmi Hamdi, Courant Al Mahabba (L’Amabilité)

Hamma Hammami, Coalition Partisane

Néji Jalloul, Indépendant

Hammadi Jbeli, Indépendant

Mehdi Jomaa, L’Initiative (Al Badil)

Nabil Karoui, indépendant

Seifeddine Makhlouf, Coalition AL Karama (Dignité)

Omar Mansour, Indépendant

Moncef Marzouki, Mouvance Tunisie de la Volonté

Abdelfattah Mourou, Ennahdha

Mohammed Lotfi Mraihi, Union Populaire Républicaine

Abir Moussi, Parti Destourien (Constitutionnel) Libre

Mohammed Sghaier Nouri, Indépendant

Mongi Rahoui, Front Populaire

Slim Riahi, Coalition Nouvelle Union Nationale

Safi Said, Indépendant

Kais Saied, Indépendant

Abdelkrim Zbidi, soutenu par Nidaa Tounès.

 

Directeur de la publication