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19H09 - vendredi 29 juillet 2016

D’où vient Daech ? Le Takfir ou le devoir de comprendre. L’analyse du Professeur marocain Abderrahmane MEKKAOUI

 

Le Takfir fait désormais partie intégrante du glossaire sur lequel reposent nombre d’explications apportées au phénomène de la violence djihadiste. Mais faute d’une réelle exégèse, les amalgames s’installent durablement dans les esprits.

Quid du takfir alors ? Voilà un terme qui signifie l’excommunication en islam et qui peut s’appliquer aussi bien à des individus, à des groupes, des Etats ou des sociétés. Dès lors, on est face à une redoutable arme psychologique qui ne fait pas que terroriser les personnes, mais qui déstabilise aussi les nations.

C’est en son nom que des attaques meurtrières sont menées en ne visant pas seulement les « mécréants » dans le sens le plus large du terme (chrétiens, juifs, athées, homosexuels…), mais aussi et surtout les musulmans.

Cependant, on ne doit pas confondre le Takfir, qui est une forme de combat, dont les origines doctrinaires sont connues, avec le Djihad qui a ses propres fondements, sa nature et ses conditions. Pourtant, nous pensons que les Salafistes Takfiristes et les Salafistes Djihadistes partagent des visions communes en ce qui concerne l’utilisation de la violence et la propagation du chaos. Mais chacune de ces deux entités a ses propres objectifs politiques, son mode opératoire et son discours. Dans les conflits actuels, ils sont parfois alliés, souvent ennemis (voir la rivalité entre Alqaeda et l’EI en Syrie). Leurs relations dépendent des circonstances du terrain.

En jetant l’anathème sur les autres, les désignant comme des Koffars (renégats ou apostats), les Salafistes Takfiristes créent une perturbation mentale chez les personnes psychologiquement faibles, les transformant en proies faciles à embrigader, recruter ou manipuler et les pousser à commettre des actes barbares selon leur tactique du moment.

 

Un peu d’histoire pour comprendre

Historiquement, le Takfir a été utilisé comme un outil de propagande contre l’ordre établi et contre la majorité des musulmans eux-mêmes. Le Takfir prône l’isolement des musulmans purs (eux-mêmes) du reste de la Umma. A l’instar de tous les fanatismes, il s’agit d’abord d’éliminer la porosité entre groupes, qui permet le dialogue entre les gens, créant ainsi une séparation la plus stricte possible, afin de créer un entre-nous exclusif des autres, qui permettra de considérer ces derniers comme des non-musulmans, puis des non-humains que l’on peut, que l’on doit éliminer par tous les moyens possibles.

Dès l’époque du prophète Mohamed, ce déviationnisme religieux appelé plus tard Kharigisme, fut combattu pendant la création du premier gouvernement musulman à Médine en 624. Le Takfirisme ordonnait déjà la séparation. Elle a pris de l’ampleur durant la Grande Discorde (la Fitna al-Kobra), entre le quatrième Khalif Ali Ibn Abi Taleb, cousin et gendre de l’Envoyé de l’islam, et ses adversaires Oumeyades conduits par Mouaouiya Ibn Abi Soufiane, fondateur de la première royauté musulmane (la dynastie Oumeyade).

Cette guerre de pouvoir que fut la grande Discorde, a donné naissance à un troisième acteur politique et religieux minoritaire mais violent recommandant l’application littérale des textes sacrés (Coran et Sunna) dans le processus réglant la désignation du commandeur des croyants (Emir ou Calife) en excommuniant les deux principaux antagonistes. Ils les traitèrent de Koffars (hérétiques) et recommandèrent aux musulmans leur élimination en utilisant la violence aveugle contre les deux.

Ce radicalisme armé eut l’effet contraire de celui qu’ils avaient escompté et contribua à la réconciliation des principaux adversaires et leur mobilisation contre ce danger qui menaçait les piliers de l’islam et non le pouvoir.

Cette guerre civile entre frères ennemis poussa les penseurs musulmans appartenant aux deux clans à réfléchir à une stratégie efficace et intelligente afin de déconstruire le discours Takfiriste par les idées et le débat, en démontrant l’égarement religieux des kharijites. Ce combat intellectuel basé sur les textes religieux a facilité l’éradication des promoteurs du kharigisme par l’épée et leur décimation dans le désert.

Les Kharigites, eux, croyaient que la réussite de leur croyance (l’Islam politique violent) passe forcément par l’action et la violence.

De ce fait, ils ont jeté l’anathème sur tous les musulmans, particulièrement les alliés d’Ali et les soutiens de Mouaouyya, en se basant sur leur technique de division très simple mais dangereuse, dont le fer de lance est l’allégeance qui est la soumission totale à Dieu, soumission visant à nettoyer la Communauté des impurs et des associateurs.

Ce schisme religieux consiste aussi à créer deux clans antagoniques : ceux qui croient en dieu et ceux qui n’y croient pas. Autrement dit : ceux qui sont avec nous et ceux qui sont nos ennemis éternels, le désaveu étant un moyen leur permettant d’ignorer et de haïr l’autre, ses valeurs, ses croyances et de confisquer ses biens, ses enfants et ses femmes (les Yézidis d’Irak).

Le phénomène du Takfir autorise ses membres à commettre toutes les violations possibles tels les massacres, viol, vol et toute autre forme, même ésotérique, de terreur et de haine. Cette stratégie tire sa légitimité des notions Al-Walaâ Wal-Baraâ (allégeance et désaveu) élément principal de l’unicité, premier pilier de la croyance. L’adhésion totale à cette pensée maximaliste et extrémiste est à l’origine de plusieurs massacres perpétrés au nom de l’islam. Ces deux segments de l’unicité (Al-Tawhid) sont les deux ressorts de la Hakimiya, notion qui veut dire que le pouvoir appartient à Dieu seul, l’humain étant réduit à un simple gérant (Calife), car il n’est ni parfait ni complet (Allah est le Roi de l’univers).

 

L’Islam contre le Takfir

Avant même la Fitna, le Coran condamna les Takfiristes, le Takfir et ses exactions. Ils y sont désignés par le terme pervers Al-Moufsidoune. Le texte sacré ordonne aux musulmans de combattre farouchement et fermement les Takfiristes en les massacrant, en les crucifiant et en leur coupant les mains et les pieds. Cependant, le Coran n’est jamais allé jusqu’à excommunier les ultra-radicaux, assimilés à Al-Moufssidoune.

Nous pensons à cette occasion que les savants musulmans doivent repenser et revisiter nos textes sacrés en mettant en exergue les Sourates prônant les droits humains et l’humanisme, l’amour et la tolérance dans la croyance afin de couper l’herbe sous les pieds des pervers. Cette démarche historique se base fondamentalement sur les Sourates qui montrent la position de l’islam vis-à-vis des extrémistes et la stratégie à développer contre ce déviationnisme selon l’esprit et la lettre du Coran.

Dans cet ordre, citons les Sourates suivantes qui décrivent avec précision les pervers et les terroristes qui propagent le désordre et le chaos là où ils sont et la manière avec laquelle on peut les anéantir. Ces références (Sourate Al- Baqarah (la vache), Sourate Al-Maidah (la table), Sourate al Aàraf (les coutumes), Sourate Àl Raad (le tonnerre), Sourate Al-Nour (la lumière), Sourate  Al-Naml (les fourmis), Sourate Al-Shoaraâ (les poètes), Sourate Al-Qassas  (la loi du talion), Sourate Al –Anfal dénoncent le déviationnisme, ses dangers et ses monstruosités.

En analysant les explications textuelles, on note que  toutes les Sourates déclarent les Moufssidoune (terroristes) comme des hors la loi ou hors Shariaâ, car les pervers mélangent entre les croyances, piliers de l’islam (Al- Imane), et les fondements de l’islam (Al-Arkanes).

Rappelons que la croyance en islam est constituée de 6 éléments fondamentaux indissociables : l’unicité de Dieu, la reconnaissance des Anges, la reconnaissance des Livres Saints, des Envoyés de Dieu, du jugement dernier et la fatalité du bien et du mal.

Pour pouvoir excommunier un musulman ayant toutes ses facultés mentales et physiques, le sujet en question doit renier en bloc les 6 piliers de la croyance. Cette opération est difficile et, qui plus est, est codifiée par la Shariaa. Un Kafir doit déclarer en public et sans contrainte sa non reconnaissance des 6 piliers de la croyance. Ne pas reconnaître quelques-uns des piliers de la croyance sur les six ou mal les interpréter, ne suffit pas à excommunier, légalement, la personne musulmane.

Pourtant, ces groupes Takfiristes ignorent volontairement le Canon, décontextualisent les textes, voire falsifient les six éléments de la croyance, en utilisant un slogan kharijite selon lequel l’action est à l’intérieur de la croyance : autrement dit, l’utilisation de la violence contre tous est parfaitement légitime.

Leur argumentaire est parfaitement défini par leurs idéologues, les derniers en tête sont Abu Bakr Naji, Abu Mossab Al Sourry, Mohamed Al Makdessi, Abu Kotada et Mohamed Al-Adnani.

Il faut rappeler avec insistance que le Prophète Mohammed s’était heurté durant l’épisode de Médine à ces pervers parmi les musulmans. Il demanda à ses troupes de les exterminer sans pitié, sans pour autant les considérer comme des apostats ou des hérétiques. A ce propos, l’histoire de l’islam nous a enseigné à intervalles réguliers l’émergence de ces groupes fanatiques que la Oumma rejette avec détermination non pas avec l’épée, mais bien avec les idées et le débat contradictoire, comme le proposent les Sourates précitées.

 

Actualité du Takfir

Le Takfirisme moderne a surgi en 1958 dans les prisons égyptiennes du Caire dans lesquelles les Frères musulmans ont accouché sous la pression de la torture et la répression de deux monstres idéologiques violents  et sanguinaires, qui sont l’organisation Al-Takfir Wal hijira, l’excommunication et l’immigration, et le groupe Al-Jihad. Les deux groupes formèrent Al Qaida dont le triste bilan est connu. 

Daesh qui pratique le Takfir dans son expression la plus étendue apparaît en 2006.

En d’autres termes, perversion et extrémisme ont été combattus de tout temps au cours des diverses époques traversées par l’islam. Le duel théologique a toujours résidé dans le débat entre ceux qui portent les idées authentiques et compatibles avec le texte sacré et ceux qui prônent les slogans pervers.

Après cet essai de compréhension des racines du mal, nous invitons tous les intervenants à mieux comprendre la culture du Takfir afin de tirer les enseignements pratiques pour l’action. Il est difficile de contester la nécessité de s’opposer militairement aux Takfiristes en tout lieu où ils sévissent. Il faut pourtant, comme le démontrent les textes coraniques, et cela depuis l’époque du Prophète, leur opposer des arguments fondés sur les six piliers de la croyance qui est très solide. L’islam est à la recherche de lui-même et de son identité propre. Nous pensons qu’il faut l’aider à étouffer la sauvagerie pour pouvoir se réformer et mieux exprimer l’amour porté à l’humain, cette création divine.

Pr Abderrahmane MEKKAOUI

Abderrahmane MEKKAOUI

Abderrahmane MEKKAOUI