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09H56 - mercredi 22 octobre 2014

Le Liban sur un volcan

 

Il était une fois un petit pays qui était devenu le symbole de l’éclatement politique et confessionnel. L’insomniaque pouvait s’amuser à compter ses milices, les armées étrangères venaient s’y installer ou juste y faire un tour, les services secrets y grouillaient comme des fourmis rouges sur la carcasse d’un zébu.

 

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Attentat à Tripoli, le 23 août 2013 au Liban, qui fait des dizaines de morts et des centaines de blessés. AP

De 1975 à 1990, les guerres gigognes du Liban occupaient les journaux : à Damas, Alep, Mossoul, Bagdad, Sanaa ou Benghazi, le lecteur averti, rassuré par les analyses essentialisantes sur le pays aux 17 confessions plus une, levait les yeux au ciel : « pauvre Liban ! », se disait-il. Il venait de contempler son avenir.

Lorsqu’au cours de l’année 2011, Bachar al-Assad et les siens ont compris qu’ils faisaient face non à une révolte mais à une révolution dans les règles de l’art qui était en train de faire vaciller leur régime, décision fut prise de réunir le conseil de « famille ». Le jeune dictateur en ressortit sanglé dans l’uniforme du Prince de Machiavel : « Etrange pouvoir, qui, en dépit de son nom, semble n’avoir d’autre puissance que de survivre. » (Paul Veyne, in préface à l’édition du Prince de Machiavel, Gallimard, 1980).

Survivre donc : au prix d’une guerre civile ? Oui. Au prix de la confessionnalisation de cette guerre civile ? Certainement. Au risque d’une conflagration régionale ? Yalah !

Dans son beau et vieux palais de Moukhatara, au cœur du Chouf, Walid Joumblatt, comme tous les Libanais depuis trois ans et demi, se pose toujours la même question, lancinante, quousque tandem : jusqu’à quand ?

Jusqu’à quand le Liban va-t-il résister au maelström qui a emporté la Syrie, l’Irak, le Yémen, la Lybie ?

Walid Joumblatt, héritier d’une vieille famille féodale du Mont-Liban, patron politique de la communauté druze libanaise, a de bonnes raisons d’être inquiet, il n’est pas le prince Don Fabrizio di Salina du Guépard de Lampedusa. Et les barbus qui le menacent, lui et les siens, ne sont pas des Garibaldistes pénétrés de l’esprit des Lumières.

D’un côté le Hezbollah (barbes courtes) une formation qui cultive l’hégémonisme au pluriel : celui du guide de la révolution islamique iranienne sur tous les croyants, chiites de préférence ; celui de l’Iran sur tout le Proche-Orient, et bien sûr le sien propre sur tout le Liban. De l’autre côté, la galaxie salafiste (barbes longues) dont, si les différentes composantes ne s’accordent pas sur le moment opportun pour établir un califat, du moins partagent-elles la même vision de ce qu’il devrait être : un état totalitaire auprès duquel même l’Arabie Saoudite paraîtrait permissive.

 

Drapeau-du-Hezbollah-et-du-Liban

Drapeau du Hezbolla et du Liban

Le Liban à l’orée de la guerre syrienne

Si l’on devait qualifier d’un mot les liens entre la Syrie et le Liban, un mot s’imposerait d’office : intrinsèques.

C’est sans surprise aucune que la guerre civile syrienne a débordé sur le Liban instantanément. Les premiers assauts des forces d’Assad sur les villes insurgées de la vallée de l’Oronte, Homs notamment, ont entraîné le premier afflux de réfugiés vers la région libanaise voisine du Hermel. Il y a aujourd’hui 1,2 million de réfugiés syriens au Liban ( 4,5 millions d’habitants ante bellum).

Puis l’implacable réaction en chaîne des alliances croisées syro-libanaises a produit ses effets déstabilisants :

à Tripoli d’abord, la plus « syrienne » des villes libanaises, où des combats récurrents opposent le quartier de Baal Mohsen, pauvre, alaouite et pro-Assad au quartier de Bâb Tebbâné, pauvre, sunnite et pro-rébellion.

Les combats dans la région de la ville syrienne de Qousseir à seulement 10 kms de la frontière libanaise drainent des miliciens du Hezbollah qui se portent au secours des villages chiites pro-régime attaqués par les rebelles. Ces derniers peuvent s’appuyer sur les localités sunnites du nord-est du Liban qui leur servent de bases de repli et de sources logistiques. De nombreux volontaires libanais sunnites s’engagent aux côtés de leurs coreligionnaires syriens.

Si ces évènements dramatiques de l’année 2011-12 n’ont pas provoqué un éclatement du pays, c’est qu’un consensus a émergé dans la classe politique libanaise, toutes factions confondues, autour de la notion de « dissociation » : à savoir la volonté de tenir, autant que faire se peut, le Liban à l’écart de la guerre syrienne.

Avant d’en revenir à ses effets, rappelons le contexte politique qui la précède : depuis la fin du protectorat syrien en 2005, deux coalitions se disputent le pouvoir. Celle du 8 mars rassemble autour d’un surplombant Hezbollah, un assemblage disparate de partis clients qui suivent plus ou moins la ligne politique de celui-ci et de son patron iranien. Ces formations ont le mérite de représenter une partie des principales confessions du pays : outre les chiites (parti Amal représentant les classes moyennes de la communauté), il y a les chrétiens du CPL (Courant Patriotique Libre) dirigés par Michel Aoun et du parti des Maradas de Sleimane Frangieh. Les sunnites sont principalement représentés par Nagib Mikati, riche homme d’affaire de Tripoli, les Druzes par la formation de Talal Arslane ( la grande majorité des Druzes suivent Joumblatt).

La coalition du 14 mars est pareillement multi-confessionnelle mais elle est plus égalitaire, dans la mesure où elle n’est pas dominée par un parti-milice disposant d’une intimidante puissance militaire. Néanmoins le Courant du Futur de la famille Hariri (sunnite) y a un rôle de leadership.

Depuis 2005, le 14 mars a pour objectif de faire sortir le Liban de l’orbite syro-iranienne, ce qui passe par le désarmement du Hezbollah. Jusqu’à présent, force est de constater que le 14 mars et ses alliés saoudiens et occidentaux n’ont pas réussi à ébranler « l’Etat profond [1]» que le Hezbollah a constitué par son entrisme dans toutes les institutions libanaises, notamment dans les services secrets et l’armée. Lorsqu’il a cru son hégémonie menacée, le parti pro-iranien n’a pas hésité à lancer ses miliciens à l’assaut du centre-ville de Beyrouth, du quartier populaire sunnite de Tariq Jdeideh et de la montagne du Chouf. La double leçon de ce « putsch » (mai 2008) fut pour le 14 mars celle de son impuissance durable face à « l’Etat profond », les forces de sécurités légales (armée et Forces de Sécurité Intérieures) n’étant pas intervenues pour s’opposer au Hezbollah. Ce dernier cependant, à la faveur de cette mini-guerre civile, a pu mesurer les risques qu’il y avait à franchir les lignes rouges confessionnelles : les habitants de Tariq Jdeideh lui ont opposé une fière résistance et les composantes sunnites du 8 mars ont menacé de quitter la coalition. De même l’assaut sur le Chouf a été repoussé par les forces conjuguées de Talal Arslane et de Walid Joumblatt.

 

Le paradoxe libanais : rien ne va plus mais jusqu’ici tout va bien

C’est au premier ministre Nagib Mikati et au président Michel Sleimane qu’incombent la politique de « dissociation ». Malgré le consensus dont elle fait l’objet officiellement, cette politique pèse de peu de poids face à la lutte sourde qui oppose un 14 mars galvanisé par l’affaiblissement d’Assad et un Hezbollah dont l’engagement au côté de celui-ci va crescendo.

En mai 2012, des Libanais sunnites ont manifesté à Tripoli en solidarité avec le peuple syrien. © Jamal Saidi

En mai 2012, des Libanais sunnites ont manifesté à Tripoli en solidarité avec le peuple syrien. © Jamal Saidi

Si, courant 2012, cet engagement se fait le plus discret possible, c’est que le parti de Dieu croit encore possible de préserver sa légitimité combattante (contre Israël) dans le monde arabe. L’année qui suit voit les masques tomber. Aux enterrements à la sauvette des miliciens tombés en Syrie, le Hezbollah préfère les cérémonies solennelles et médiatisées, les discours d’Hassan Nasrallah (le chef du parti) reprennent la terminologie du régime Assad désignant les rebelles du terme de takfiris (ceux qui excommunient les autres musulmans). Parallèlement les forces modérées du sunnisme libanais qui s’efforcent, au moins en surface, de s’en tenir à la « dissociation », perdent du terrain au profit des islamistes (Frères Musulmans) et plus encore des salafistes.

Mais c’est tout le spectre politico-confessionnel qui suit la pente de la radicalisation du conflit syrien. Ainsi le patriarche de l’église maronite, monseigneur Béchara Raï, et les composantes chrétiennes du 8 mars ont fait leur la thèse de rattrapage Assadiste de « l’alliance des minorités », soit d’une nécessaire unité des non-sunnites contre le danger takfiri. Que les composantes chrétiennes du 14 mars – forces Libanaises de Samir Geagea et parti Kataëb de la famille Gemayel – se dressent contre cette thèse n’empêche pas la peur de gagner les esprits.

D’autant que la violence s’étend : au printemps 2013 une insurrection animée par un groupe salafiste éclate à Saïda. Elle est efficacement contre-attaquée, puis écrasée par l’armée libanaise avec l’aide…du Hezbollah.

La banlieue sud de la capitale est atteinte par une vague d’attentats préparés dans les zones rebelles de Syrie. L’un d’eux vise l’ambassade iranienne. L’armée et le Hezbollah coordonnent leur efforts dans la poursuite des poseurs de bombes. Pour les rebelles syriens comme pour une partie de l’opinion publique sunnite, ces attentats sont la juste rétribution à l’aide décisive que le Hezbollah apporte à l’armée d’Assad dans les combats du Qalamoun, une région frontalière du Liban (nord-est).

Sur cette toile de fond alarmante a lieu à Tripoli un double attentat contre deux mosquées sunnites à la sortie de la prière du vendredi (août 2013). L’acte, très meurtrier, a selon toute probabilité était fomenté par les services du régime syrien pour déclencher une guerre générale entre les chiites et les sunnites du Liban. Il faut noter ici une divergence profonde entre un Hezbollah qui a intérêt à préserver la paix civile dans un Liban qu’il domine et un Assad qui décidément n’a plus rien à perdre.

En 2014 plus que jamais le Liban tutoie l’abîme, l’économie périclite, le parlement prorogé est incapable d’élire un successeur à Michel Sleimane, laissant le poste présidentiel vacant depuis six mois, le nouveau premier ministre Tamam Salam est réduit à l’impuissance, les sunnites sont furieux, les chrétiens ont peur et les marchands d’armes font de bonnes affaires. Le Liban n’est pas en guerre. Jusqu’à quand ? 


[1]           Dans la politologie de l’histoire de la république turque, la notion d’Etat profond désigne le pouvoir réel de l’armée derrière l’apparence du pouvoir civil légal.


Spécialiste du l'histoire du Proche-Orient comtemporain

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