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10H17 - mardi 20 mai 2014

Loi martiale décrétée en Thaïlande : Le dur apprentissage de la démocratie parlementaire

 

L’armée thaïlandaise a décrété mardi 20 mai l’application de la loi martiale dans le royaume. Ce sont plusieurs mois de contestations, la paralysie partielle du pays et l’invalidation des dernières élections législatives anticipées le 24 mars par la Cour constitutionnelle du Royaume de Thaïlande, qui auront conduit l’armée à intervenir, hier, pour  « restaurer la paix et l’ordre public ».

Le 7 mai, la Cour constitutionnelle a prononcé la destitution de la Première ministre thaïlandais Yingluck Shinawatra et le pays, désormais dirigé par Niwatthamrong Boonsongpaisan jusqu’aux prochaines élections qui doivent avoir lieu le 20 juillet, vit actuellement dans la tourmente, suspendu aux manifestations successives des « chemises rouges » et des « chemises jaunes », entre partisans et opposants du gouvernement.

Dans un pays que les médias occidentaux résument bien souvent aux plages de Phuket et au tourisme sexuel, cette longue crise politique qui aura fait 23 morts survenue dans une nation dynamique de 66 millions d’habitants pourrait surprendre ; d’autant que les opposants issus pourtant des classes urbaines et éduquées ne souhaitent pas l’organisation de nouvelles élections, mais bien l’instauration d’un « Conseil du Peuple » non élu. Ce blocage politique n’est pourtant qu’un épisode de plus dans le très difficile apprentissage de la démocratie parlementaire pour les Thaïlandais.

Des milliers de Thaïlandais protestent contre leur gouvernement à Bangkok en Thaïlande -  Novembre 2013 © Keystone

Des milliers de Thaïlandais protestent contre leur gouvernement à Bangkok en Thaïlande – Novembre 2013 © Keystone

Rouges contre jaunes

La Thaïlande est un pays qui, depuis sa modernisation à la fin du XIXème siècle, a connu une histoire institutionnelle extrêmement complexe avec 12 coups d’Etat et 19 Constitutions depuis 1932, date du premier coup d’Etat militaire par le Maréchal fascisant, Pibulsonggram. Jusqu’aux années 1980 et l’amorce d’une transition démocratique, le pays est alors resté sous la domination d’une junte militaire. C’est seulement en 1997 qu’une Constitution est rédigée pour la première fois par des représentants du peuple élu. Novateur, ce texte prévoyait notamment un régime de protection des droits fondamentaux. Ce texte est resté en vigueur jusqu’en 2006, date du dernier coup d’Etat militaire qui a renversé le charismatique Premier ministre Thaksin Shinawatra. La Constitution actuelle a été ratifiée pour la première fois par un référendum populaire en 2007 et a consacré la remise du pouvoir entre les mains des civils par l’Armée Royale.

Cette révolution démocratique a toutefois été celle des villes au détriment parfois des campagnes qui n’ont guère profité des bienfaits du boom économique des années 1990. En 2001, Thaksin Shinawatra, à la tête du parti populiste Thai rak Thai dont les partisans revêtent des vêtements rouges, les fameuses « Chemises rouges », est devenu Premier ministre grâce aux soutiens de ces petits exploitants en distribuant des liasses de Bath, puis s’est maintenu jusqu’en 2006 avec l’instauration d’un programme de subventions pour les producteurs de riz et la distribution de pots-de-vin. Renversé en 2006 par l’armée excédée par la paralysie du pays suite à plusieurs manifestations monstres à Bangkok organisées par l’opposition, emmenée par le Parti Démocrate dont la couleur est le jaune, « les chemises jaunes », et forcé de s’exiler, il pousse pourtant en 2011 sa sœur Yingluck Shinawatra à briguer le poste de Premier ministre afin de maintenir en place le système qu’il a instauré.

Une crise politique permanente à Bangkok

Ainsi, si le pays connaît un fonctionnement relativement démocratique en dépit de la « gouvernance Thaksin » entachée par les affaires de corruption et les critiques récurrentes de violations des Droits de l’Homme, la situation politique n’a guère évalué malgré les mutations rapides en cours au sein de la société thaïlandaise.

Le pays reste divisé entre un nord rural bénéficiant peu ou prou des bienfaits de l’ouverture du pays et un sud urbain et occidentalisé, principal bénéficiaire du boom économique et de l’essor du tourisme. Cette situation a conduit inexorablement à une crise politique permanente à Bangkok, à la fois capitale et bastion des opposants démocrates minoritaires face à un gouvernement porté par les masses rurales.

Le consensus sur la forme de l’Etat et les pouvoirs attribués à chacune des institutions n’existe pas dans le pays et, dans une nation à l’histoire institutionnelle aussi mouvementée que la Thaïlande, la violence se substitue le plus souvent au dialogue quand la légitimité du régime paraît affaiblie comme c’est le cas aujourd’hui.

Le conflit séparatiste à la frontière avec la Malaisie, région majoritairement musulmane, s’est d’ailleurs intensifié, les combattants profitant de la faiblesse du gouvernement central depuis novembre pour lancer leurs opérations qui ont fait plus de 6000 morts depuis 2004.

La continuité de l’Etat n’est alors plus assurée que par deux institutions aux pouvoirs traditionnellement réduits voire inexistants dans une monarchie parlementaire: l’armée et le Roi.

Il reste, en Thaïlande, l’armée et le Roi

On le voit aujourd’hui, l’armée thaïlandaise, et ce malgré le souvenir qu’elle inspire aux anciens démocrates qui ont connu la répression des années 1970 contre le mouvement étudiant, est le plus souvent vue comme l’arbitre ultime des crises politiques. Perçue largement comme apolitique, loin des affaires de corruption qui envahissent le Parlement, l’armée est ainsi considérée comme le garant ultime de l’Etat. Ainsi, c’est au nom de la protection des intérêts du pays qu’en 2006, elle a renversé Thaksin lors d’un coup d’Etat sans effusion de sang.

Exaspérée, l’armée Royale avait prévenu qu’elle pourrait intervenir à nouveau : dans un communiqué daté du 15 mai, le Général Chanocha avait ainsi averti qu’en cas de poursuite des violences « les militaires devront peut-être intervenir (…) pour restaurer la paix et l’ordre » et que, à la manière de 2006, ils « pourraient avoir besoin de recourir à la force pour résoudre la situation ».

Le Roi quant à lui dispose selon la Constitution thaïlandaise de pouvoirs relativement peu étendus dans le fonctionnement officiel de la démocratie parlementaire. Mais il garde un prestige immense auprès des citoyens. Le monarque actuel, Rama IX, règne depuis 1946 et aura suivi toute l’évolution de son pays et de sa société depuis. Roi moderne et éduqué en Occident, il a toujours respecté les institutions de l’Etat et son aura a toujours été capable de mettre fin aux crises pendant les heures les plus sombres du pays. En 1973, Il a par exemple pris la décision d’ouvrir le palais royal aux manifestants pourchassés par les militaires lors d’un soulèvement populaire et contraignit le dirigeant de la junte d’alors, le Maréchal Thanom, à l’exil.

Le prince héritier Vajiralongkorn, qui prendra le nom de Rama X à la mort de son père, ne dispose pas de la même légitimité, notamment à cause de ses liens supposés avec Thaksin et de sa vie privée. Si le monarque s’exprime peu et intervient peu directement, il garde toutefois une place considérable dans la vie politique et influence l’action des décideurs. Malgré la perte de son caractère divin en 1932, il reste considéré par de nombreux Thaïlandais comme l’essence même de la Nation Thaï et sa parole demeure infaillible. Cette dernière caractéristique justifie par ailleurs à elle seule l’existence de la censure dans le pays, la loi punissant en effet le crime de lèse-majesté.

Une transition démocratique inachevée

Avec la disparition de Rama IX, malade depuis de nombreuses années mais qui tient pourtant presque à lui seul les principes démocratiques et humanistes du régime thaïlandais marqué par la division profonde de ses citoyens, l’ingérence de l’armée qui s’estime être la seule institution au service de l’Etat, et la corruption généralisée des politiques, le pays pourrait entrer dans une grave crise politique. On voit mal aujourd’hui, au vu de la tradition de violence qui reste fondamentalement au cœur du jeu institutionnel thaïlandais, comment le pays pourrait sortir de cette crise sans une intervention militaire, même plus poussée que la loi martiale aujourd’hui rétablie ?

Cette situation nous rappelle que malgré le mouvement constitutionnaliste qui a touché le monde dans son ensemble – quel Etat aujourd’hui refuse de faire reposer sa légitimité sur l’adoption solennelle d’un texte constitutionnel ? – et qui devait aboutir à l’établissement d’Etats de droit irréprochables dans leur fonctionnement, la réalité est toujours plus complexe : un pouvoir civil qui dirige et fixe des règles définissant le fonctionnement des institutions ne suffit pas pour décréter qu’un processus de transition démocratique est réussi et que la transition est achevée. Avant de proclamer qu’un Etat ne pourra jamais plus basculer dans la dictature, il est nécessaire d’observer la pratique réelle, d’analyser objectivement les imperfections et les possibles éléments susceptibles de déclencher une crise profonde.

En Thaïlande, la population fait ainsi le dur apprentissage de la démocratie parlementaire. L’Etat de droit n’y sera définitivement implanté que si la nation dans son entier parvient à se révéler en unissant tous ses éléments en opposition : bourgeoisie de Bangkok, population rurale, minorités ethniques et religieuses, armée, afin de partager les bienfaits de l’ouverture économique d’un Etat destiné à devenir une des prochaines puissances de l’Asie. 

Diplômé en sciences politiques et en relations internationales, Guillaume publie notamment des articles consacrés au continent asiatique.

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