Tunisie
12H05 - mardi 8 janvier 2013

« Il faut que le gouvernement change pour un gouvernement de consensus qui rétablira la confiance » : rencontre avec Beji Caid Essebsi, président du parti Nidaa Tounes

 

Beji Caid Essebsi est l’ancien premier ministre du gouvernement provisoire mis en place après la révolution du 14 janvier 2011. Il est aujourd’hui le fondateur et le président du Parti Nidaa Tounes, l’une des principales forces politiques de la Tunisie qui ne participe pas au gouvernement actuel. OI – Opinion Internationale a rencontré Monsieur Essebsi à Tunis le 3 janvier 2013 à l’occasion des deux ans de la révolution. Entretien.

 

 

 

Quelle est votre vision de la Tunisie à la veille du deuxième anniversaire de la révolution du 14 janvier 2011 ?

D’abord la Révolution tunisienne est une révolution particulière contrairement aux révolutions qu’a connues l’histoire : elle est l’œuvre de la jeunesse, cette jeunesse qui contrairement à ce que l’on peut penser n’est pas encadrée car elle n’a pas de leadership ni de référence idéologique et elle n’a aucune ramification extérieure. Elle s’est soulevée contre la « dictature » et l’autoritarisme excessif et contre la corruption pour la liberté, pour les problèmes sociaux tels que le chômage et la pauvreté mais aussi pour certaines régions intérieures délaissées par le pouvoir où il n’y a pas des conditions de vie normale.

Je pense que la Tunisie peut réussir à condition d’avoir tous les ingrédients : la Tunisie,  pendant 50 ans, a réussi une généralisation de l’enseignement. C’est un peuple éduqué. Ensuite, elle a libéré la femme : c’est un cas unique dans tout le monde arabe islamique que la femme tunisienne jouisse depuis plus de 50 ans d’un statut avancé. enfin, la Tunisie dispose d’une classe moyenne très large. Ces trois éléments sont la condition de réussite d’un processus démocratique.

Mais pour réussir, il faut aussi un dispositif économique et sur ce plan là nous ne sommes pas très bien pourvus. Je cite toujours une citation de Saint Thomas d’Aquin : « Il faut un minimum de bien-être pour pratiquer la vertu.» Aujourd’hui, ce minimum de bien être, nous ne l’avons pas. Nous avons pu organiser des élections libres, plurielles, justes et tout le monde a reconnu cela mais les élections, ce n’est pas la démocratie. C’est peut-être la porte vers la démocratie mais la démocratie se pratique. Nous ne sommes pas les premiers à œuvrer dans le cadre d’une transition démocratique : il y a eu l’Espagne et le Portugal, les Pays d’Europe de l’Est. Mais je dois le reconnaître : depuis ces élections que nous avons organisées le 23 octobre 2011, cette transition démocratique n’a pas beaucoup avancé. Elle ne marche pas très bien pour ne pas dire que le processus s’est arrêté.

Deux ans après la Révolution, nous avions fait un très bon pas en avant jusqu’aux élections de fin 2011 mais depuis, on a un gouvernement qui normalement devrait être mieux loti que le gouvernement précédent parce il est adoubé par l’Assemblée Nationale Constituante (ANC) qui est élue et qui a la légitimité. Malheureusement, le gouvernement actuel est un gouvernement de coalition de trois partis alors qu’il fallait à mon avis un gouvernement d’Union Nationale pour réussir cette phase-là. De mon point de vue, je pense que nous aurions eu plus de chance de répondre aux attentes du peuple si nous avions eu un gouvernement de consensus, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

D’ailleurs, aujourd’hui, on  parle d’un nouveau gouvernement et tant mieux si c’est un gouvernement qui va être un gouvernement de consensus et plus largement représentatif. Nous attendons de voir ce nouveau gouvernement mais je dois reconnaître que nous avons perdu beaucoup de temps.

 

Ma deuxième remarque sera de dire que l’essence même d’un processus démocratique, c’est l’alternance. Il faut réaliser les conditions d’un équilibre dans le paysage politique. Or nous n’avions pas cet équilibre : les élections du 23 octobre ont révélé un paysage politique très déséquilibré avec un parti (Ennahda) qui est bien organisé et, pour le reste, une multitude de partis, de petits partis, des indépendants, des non indépendants.

C’est là que nous sommes intervenus car le processus était menacé et c’est pour cela que nous avons lancé un appel à tous les partis pour qu’ils s’organisent et qu’ils se réunissent pour créer cet équilibre. Comme cela n’a pas tellement eu de résultats, nous avons-nous même initié un mouvement appelé « Nidaa Tounes » (L’Appel de la Tunisie) qui est ouvert à plusieurs courants. Ce mouvement a rapidement pris de l’importance  et on me dit même qu’il rééquilibre un peu la situation. C’est ce que nous recherchions. Je suis satisfait que d’autres partis se sont regroupés : la gauche, avec une dizaine de partis, s’est regroupée dans ce qu’on appelle le « Front Populaire ». Je pense qu’actuellement le paysage politique est beaucoup plus équilibré qu’avant. Il y a donc plus de chance pour que le processus de transition démocratique reprenne.

 

Quel est votre avis sur le dernier projet de Constitution élaboré par l’Assemblée Nationale Constituante ?

Si je me rapporte aux avis des grands spécialistes constitutionnalistes tunisiens, il semble que ce projet-là souffre de beaucoup d’insuffisances. Ce sont des points capitaux car la Tunisie, c’est le pays arabe et musulman qui a les plus anciennes relations avec les problèmes constitutionnels. La Tunisie a une Constitution depuis 1861 et nous avons eu une bonne Constitution en 1959 modifiée par le régime de Ben Ali. Ce nouveau projet de Constitution ne semble pas être à la hauteur des espoirs : par exemple nous voulons mettre l’accent sur les droits de l’Homme dans leur universalité et il y  a une réticence à mettre les choses noir sur blanc.

Beji Caid Essebsi, Président de Nidaa Tounes © Omar Bhaj

Au début des travaux de la Constituante, il y avait des lignes rouges que nous devions maintenir. Il y a premièrement l’article 1 de l’ancienne Constitution (1959) qui définit ce qu’est la Tunisie, ses références, etc. C’est une définition large qui était très bonne et qui a résisté au temps pendant un demi-siècle. Il ne fallait pas y toucher.

Deuxièmement, c’est la réforme du statut personnel qui consacre cette liberté de la femme et qui est même le référent essentiel de la Tunisie par rapport aux autres pays du monde arabe. Il y a eu des tentatives de le remettre en question, infructueuses heureusement parce que la société civile a réagi d’une façon ferme et efficace.

Finalement, le projet actuel de Constitution maintient l’article 1de la Constitution de 1959 et le Code du Statut Personnel (CSP) approuvé en 1956. On a essayé d’introduire la notion de Charia et de complémentarité de la femme à l’homme. Nous avons réglé tout cela en gardant l’égalité de la femme mais nous avons perdu du temps.

Il y a des tentatives d’édulcorer la Constitution de façon à faire ressortir beaucoup plus les origines musulmanes de la Tunisie alors que nous sommes tous des musulmans. Mais entre Islam et islamistes, il y a une différence.

Il faut aussi dire que les gens que sont les constituants ne sont pas des aigles en matière de Droit. Au final, je pense que cette Constitution n’apporte rien de nouveau. On aurait mieux fait de garder l’ancienne en essayant d’élaguer tous les rajouts de Ben Ali.

J’aimerais que cette nouvelle Constitution soit celle d’un consensus car on ne rédige pas une Constitution pour les gens qui sont au pouvoir mais pour tous les Tunisiens et pour longtemps.

 

L’indépendance de la justice a été plusieurs fois remise en cause depuis la Révolution pour ne citer que l’affaire Sami Fihri, quelle est votre évaluation de la justice transitionnelle ?

Elle est toujours menacée. Il ne faut pas focaliser sur une affaire mais il est certain que la justice est un point capital. Je ne crois pas beaucoup à la justice transitionnelle mais je crois à la justice et il faut réformer l’appareil judiciaire.

 

Est-ce que vous pensez que l’indépendance  de la justice est aujourd’hui garantie ?

Elle est toujours menacée par des intérêts plus ou moins convergents et le pouvoir généralement n’a pas beaucoup encouragé une justice libre et indépendante. Mais malgré tout, la Tunisie a un système judiciaire qui n’est pas mauvais et nous avons une grande tradition de juristes tunisiens. Mais il est vrai que pendant ces vingt-trois dernières années, il y a eu des attaques contre l’indépendance de la justice et on a eu des cas où effectivement on ne peut pas parler complètement d’une justice indépendante. Il y a des problèmes structurels et conjoncturels. Le problème structurel est que le parquet est comme en France, sous l’autorité du Ministère de la Justice.

Avant les débordements étaient un système. Maintenant, ce n’est plus un système, ce sont des cas isolés bien qu’un seul cas, c’est trop.

 

Est-ce que vous pouvez nous parler du projet de société qui est proposé par Nidaa Tounes ?

C’est simple, nous sommes pour un Etat Tunisien du 21ème siècle qui a pour objectif de rattraper la différence qui nous sépare du 21ème siècle et avancer. Il y a un gap (un écart) entre les pays du Sud et les pays avancés, qui est notre point de mire et c’est vers cela que nous avançons.

Face à nous, il y a un contre-projet car actuellement on essaie de revenir un peu en arrière en essayant d’introduire un zeste d’islamisme. Or le projet moderniste date de plus d’un demi-siècle et il s’appelle le projet Bourguiba en définitive, c’est-à-dire l’Enseignement, la liberté de la femme, la généralisation de la santé, l’enseignement des langues étrangères, l’ouverture sur l’extérieur qui est pour nous l’Europe.

La Tunisie a été le premier pays à signer les accords de partenariat avec l’Europe et il est maintenant l’un des pays à aspirer au statut d’un Etat partenaire avancé. Les relations tuniso-européennes sont très importantes : les échanges de la Tunisie avec l’Europe représentent 80% des échanges.

On ne vit pas d’amour et d’eau fraîche, on vit avec les échanges. Nous avons aussi des relations privilégiées avec les pays du Maghreb comme la Lybie et l’Algérie. Nous croyons aux relations et aux échanges très étroits. Des échanges humains et la liberté de circulation.

 

Quel est le projet économique de Nidaa Tounes ?

 

La situation économique actuelle n’est pas bonne. Les agences de notation notent la Tunisie dans une catégorie pas très enviable même dans une situation dangereuse. Il est vrai que la révolution est passée par là et qu’elle a quand même détruit beaucoup de choses, d’entreprises et d’activités économiques. Il est vrai que nous sommes aussi un peu responsables de la détérioration de la situation touristique qui est un point capital pour la Tunisie.

Évidemment, l’absence de stabilité et le problème de l’ordre public pas toujours maîtrisé font que les touristes ne viennent pas comme prévu. Nous avons quelques arrêts de travail, des grèves, des contestations dans le secteur minier qui est une source très importante pour la Tunisie avec les échanges de phosphate et cela a contribué à cette situation.

Si la Tunisie veut remédier à ces problèmes, il doit y avoir des investissements importants tunisiens et extérieurs. Or ces investissements ne peuvent être réalisés dans la situation actuelle si le gouvernement n’est pas crédible en ne sachant pas maîtriser les problèmes de l’intérieur. C’est pour cela que nous avons toujours proposé et œuvré pour un gouvernement de large consensus. S’il y a un large consensus, la situation à l’intérieur sera meilleure et il y aura beaucoup moins de contestations du gouvernement.

Sur le plan extérieur, le gouvernement devient un peu plus crédible et est beaucoup plus capable de faire face à ses engagements financiers.

Je souhaite personnellement que la Tunisie avance, car les gouvernements passent mais l’Etat reste. Quel que soit le gouvernement, nous souhaitons qu’il réussisse. Ceci dit, j’espère que le prochain gouvernement inspirera beaucoup plus de confiance aux Tunisiens d’abord et à l’extérieur ensuite.

Je dois aussi reconnaître que si la situation économique n’est pas brillante actuellement, c’est aussi parce qu’il y a une crise mondiale dont la Tunisie subit également les effets par son ouverture aux échanges.

La Tunisie est un pays libéral où le secteur privé doit jouer un rôle important dans le développement économique, surtout celui des régions. Il y a des régions qui sont très enclavées à l’intérieur et il leur faut avoir un programme de mise en valeur. Il faut des infrastructures et seul l’État peut les financer. Or l’État tunisien n’a pas les ressources nécessaires et il n’a pas de répondant à l’extérieur. Donc il faut que le gouvernement change en devenant un gouvernement de consensus général pour rétablir la confiance intérieure et extérieure.

 

Propos recueillis par Sarah Anouar