Tunisie
07H00 - vendredi 29 avril 2011

Rencontre avec le Maire de Korba, petite ville balnéaire de Tunisie.

 

OI : Monsieur Abdelkader Yedes, vous êtes le Maire de Korba en Tunisie. Je vous propose de voir ensemble comment la révolution de jasmin a été vécue dans une petite ville balnéaire comme Korba. Parlez-nous déjà de votre ville en quelques mots.

AY : Korba est une ville de 45.000 habitants dont les origines remontent à l’époque romaine (46 av. JC). Située sur la côte méditerranéenne à 70 kms de Tunis dans la région de Nabeul où vivent 10% des Tunisiens. Je crois pouvoir dire que Korba est une petite station balnéaire tranquille et paisible. Région agricole connue notamment pour ses fraises, dotée d’un tissu industriel agro-alimentaire et textile, avec une grande cave coopérative viticole de Kurubis, Korba est connue dans le monde entier pour sa lagune humide et aquatique d’une grande richesse. L’été, nous accueillons entre autres le Festival de théâtre amateur et le festival Soulamia de chansons religieuses soufies traditionnelles.

OI : Depuis quand êtes-vous Maire ? Et que représente un Maire en Tunisie ?

AY : Depuis les élections de mai 2010. Je suis le 7ème Maire de Korba. Je précise qu’en 2010, il n’y avait qu’une seule liste du RCD, le parti unique du président déchu Ben Ali. J’imagine que nous en reparlerons. Jusqu’à présent, les élections municipales avaient lieu tous les 5 ans. Sous l’ancien Régime, le Maire avait peu de pouvoirs politiques : il avait en charge surtout les questions de développement local et de bonne gestion de la ville (voirie, urbanisme…). Comme tous les Tunisiens, le Maire agissait sous le carcan du pouvoir, ici en l’occurrence le gouverneur de la région et son Délégué, sorte de préfet local. Les deux ont été appelés à d’autres fonctions. Je suis convaincu qu’avec la Révolution et le régime politique qui en sortira, les Maires auront beaucoup plus de pouvoir.

OI : Alors, comment Korba et les Korbiens ont-ils vécu la Révolution ?

AY : Les premières manifestations ont touché Korba les 11/12 janvier. Rappelons que les événements ont commencé le 17 décembre à Sidi Bouzid dans le centre du pays. Rapidement, l’étincelle a fait tache d’huile et s’est propagée dans tout le pays. Il n’y a pas que les grandes villes ni seulement les régions pauvres ou délaissées par le pouvoir qui ont bougé. Ici aussi dans une petite ville d’une zone balnéaire come Korba, les événements ont été intenses : les 11 et 12 janvier, le grand magasin général et le dépôt des débits de tabac ont été dévalisés, les deux postes de police incendiés. A Hammamet située à 30 kms d’ici, les manifestations et les dégâts ont été impressionnants.

Comme tous, je ne le cache pas : je n’ai pas vu venir la révolution. Ni soupçonné que la jeunesse tunisienne se soulèverait comme un seul homme.  Nous aurions préféré des manifestations plus pacifiques mais reconnaissons que dans notre ville, on ne s’en est pris qu’aux biens et non aux personnes. L’histoire a connu des révolutions bien plus sanglantes.

Nous sommes fiers comme Tunisiens d’avoir fait cette révolution, de donner l’exemple aux autres peuples arabes et de nous être libérés du carcan que nous imposaient Ben Ali et la famille Trabelsi, épouse du dictateur déchu.

OI : Les Korbiens ont-ils eu peur lors du départ de Ben Ali ?

AY : Oui, les Tunisiens ont eu peur pendant les événements de la révolution mais ils se sont très vite organisés : le vide du pouvoir laissé par le départ précipité de Ben Ali a été comblé rapidement. D’abord au niveau national, nous avons été rassurés le jour où la présidence a été transmise au président de la Chambre des députés, conformément à la Constitution. Au niveau local, des groupes d’auto-défense citoyenne se sont constitués partout, notamment avec les jeunes, dans tous les quartiers pour stopper les pillages et les intimidations de caciques du régime Ben Ali. L’armée est arrivée vers les 16/17 janvier en envoyant trois camions et des soldats qui ont aidé les policiers en civil à sécuriser la ville et à encadrer ces groupes d’auto-défense citoyens. Je dis en civil car l’uniforme de la police était honni par les habitants. Les Korbiens ont été rassurés le jour où ils ont entendu les tirs de sommation de l’armée pour faire déguerpir des malfrats.

Aujourd’hui, deux mois et demi après les événements, les gens sont fiers de la révolution, soulagés de ne plus vivre dans la peur. Même les policiers étaient dans une situation impossible : un policier pouvait se retrouver muté pour avoir verbalisé pour un excès de vitesse un membre ou un proche de la famille Trabelsi. Ils se vengeaient certainement sur de pauvres citoyens, à tort certes. Mais aujourd’hui les relations d’autorité vont pouvoir se normaliser. D’ailleurs, ici à Korba, les directeurs de la police n’ont pas été limogés ni inquiétés. Les citoyens sont fiers de leur liberté, ils demandent aussi de l’ordre.

OI : Et vous-mêmes, en tant que Maire, comment avez-vous vécu les événements ?

AY : C’était un peu « portes ouvertes » à la Mairie. Le téléphone sonnait sans cesse et dans mon bureau, dès qu’un appel arrivait faisant état d’un acte de violence, nous transmettions l’info, appelions des habitants pour intervenir, etc. Il n’y a pas eu de conseil municipal extraordinaire pendant les événements. Nous avons très vite sécurisé le siège de la Municipalité.

Dans les semaines qui ont suivi, nous avons été assaillis de demandes de Korbiens pour débloquer des dossiers qui trainaient sous l’ancien Régime : permis de construire, éclairage public. Il a fallu expliquer que le droit n’a pas pour autant changé, même si de nouvelles libertés vont rapidement être confirmées et mises en pratique. Sans tout bouleverser dans la vie des gens, la révolution va certainement changer la donne au niveau de l’administration locale, avec moins de carcans politiques et une instruction plus neutre et professionnelle des dossiers de nos concitoyens. Et c’est tant mieux.

OI : Des « têtes » sont-elles tombées depuis la révolution ? Et a-t-on demandé votre départ en tant que Maire élu sur une liste de l’ancien parti au pouvoir ?

AY : Je vous ai parlé du gouverneur et de son Délégué qui sont partis. Sinon, je n’ai pas constaté de tentatives de règlements de compte, malgré, je précise, des rumeurs qui ont pu courir. Sur Facebook on voit beaucoup de dénonciations, parfois calomnieuses. Ce que l’on voit le plus, ce sont les attaques verbales contre les activistes du RCD, le parti unique. Si 10 à 20% de la population tunisienne (selon les estimations) étaient membres du parti unique, on en comptait 2.900 à 3.000 membres du RCD à Korba. Les plus activistes sont effectivement voués à la vindicte populaire.

Personnellement, on n’a nullement réclamé mon départ. Contrairement à d(autres villes où l’ensemble du conseil municipal a dû démissionner.. Le peuple s’en prend surtout aux plus activistes du RCD. Ce n’était pas mon cas et je rappelle que toute personne qui voulait faire de la politique ou développer ses affaires devait avoir sa carte au RCD.

Aujourd’hui le RCD a été officiellement dissous. Je vais voir quelle offre politique va se présenter. Je resterai peut-être indépendant.

OI : Comment voyez-vous l’avenir de la Tunisie ?

AY : Je suis optimiste, surtout pour le moyen terme. D’aucuns s’inquiètent de la situation économique : il y a eu des grèves, les touristes sont provisoirement partis. Mais je ne vous donnerai qu’un exemple : en mars, en un mois donc, l’agence de promotion des investissements de Nabeul, notre capitale régionale, a reçu plus de demandes de renseignements que sur toute l’année 2010 !

Le vent de la liberté souffle désormais sur la Tunisie et va booster un pays dont les bases sont solides, à l’exemple des femmes tunisiennes qui ont des libertés come nulle autre dans le monde arabe.

Entretien réalisé par Chaïma Amara et Michel Taube