Edito
08H53 - vendredi 10 octobre 2025

Ce qu’attend l’Afrique de la France selon Benoît Chervalier

 

Ce qu'attend l'Afrique de la France selon Benoît Chervalier

Benoît Chervalier bonjour, merci d’avoir accepté de répondre à Opinion Internationale. Vous êtes l’auteur d’un livre à lire absolument pour tout amoureux ou observateur de l’Afrique : « ce qu’attend l’Afrique, ressources locales, tensions mondiales » aux éditions de l’Aube. Pouvez-vous vous présenter tout d’abord à nos lecteurs et nous dire pourquoi avoir écrit ce livre?

Ce livre est une démarche personnelle car écrire un livre n’est jamais anodin. Il est général le fruit d’un kaïros (le bon moment), d’une introspection, d’une réflexion plus dense que l’écrit permet et exige. Le mot juste, la phrase percutante, l’anecdote croustillante. Et bien sûr le fil rouge qui le guide.

Cet essai est le fruit de mon parcours professionnel depuis près de 25 ans ayant vécu, travaillé et voyagé dans plus de 80 pays dans le monde dont 40 en Afrique, (sur les 54 que compte le continent) en qualité d’ancien haut fonctionnaire des finances, en France, en Allemagne, en Tunisie, à la Banque africaine de développement, et de chef d’entreprise aujourd’hui opérant sur le continent depuis plus de dix ans. Le livre reflète une réflexion personnelle nourrie de nombreux échanges avec des dirigeants publics et privés, des hommes et des femmes de tous horizons et les quelque mille étudiants africains, asiatiques, américains, européens rencontrés au cours de mes 15 dernières années d’enseignement à Sciences Po Paris et à l’ESSEC où je dirige la chaire « Business et industrie en Afrique » lancée l’année dernière.

Les temps que nous vivons sont obscures et j’ai ressenti l’envie d’y apporter quelques lumières, à travers un regard différent, pluriel et déterminé.

 

Ce qu'attend l'Afrique de la France selon Benoît Chervalier

L’Afrique n’est-elle pas trop tributaire des chefs d’Etats africains eux-mêmes, de leur personnalité, de l’appétence démocratique ou autoritaire, de l’envie de partager les pouvoirs économiques ou de pratiquer un népotisme parfois insolent de leurs dirigeants. Cette « dépendance » politique n’est-elle pas un handicap considérable pour assurer un développement harmonieux de pays aux richesses humaines et naturelles pourtant considérables ?

La réponse à ces questions est complexe, déborde largement les frontières africaines et doit être abordée avec humilité. De nombreux pays y répondent par un pragmatisme diplomatique assumé en appliquant un principe de non-ingérence dans les affaires intérieures et politiques des pays. C’est évidemment le cas de la Chine mais en réalité de ce que l’on peut appeler des pays du Sud Global, de la Turquie à l’Inde en passant par le Brésil, pourtant pays émergent démocratique.

Deuxièmement, l’intervention extérieure est loin d’avoir produit les effets attendus en Afrique comme ailleurs. De l’Afghanistan à I’Irak en passant bien sûr par la Syrie et la Libye, ces pays ont connu la guerre civile, des confits et une profonde déstabilisation qui ont eu des répercussions régionales et globales.  

Cela a ébranlé la conviction que la démocratie apportait ipso facto la prospérité qui elle-même garantissait la paix et la sécurité. Il n’en est rien. Le confit en Ukraine a montré que les interdépendances économiques n’étaient qu’un rempart fragile et aléatoire contre la gestion des conflits avec un retour de la guerre, réelle et hybride.

Nous vivons donc le grand retour de la realpolitik et du pragmatisme, ce qui n’empêche pas les dialogues plus franches en coulisse, les alliances stratégiques avec certains pays et la défense de principes et valeurs fondamentaux chez soi. Mais c’est une réalité plus difficile pour un pays comme la France dont l’universalité est un principe cardinal de son histoire et de ses principes fondamentaux. Cela nécessite un pragmatisme politique, une clarté dans les objectifs et une finesse dans l’exécution.

 

Vous consacrez de longues pages à deux grands pays africains : le Nigeria et l’Afrique du Sud. Le prochain sommet France-Afrique se tiendra d’ailleurs au Kenya en 2026. Emmanuel Macron a souhaité développer les relations de la France avec l’Afrique non francophone. A-t-il réussi ? A-t-il été vraiment suivi par les Français et notamment les entreprises et les corps constitués qui ont toujours été très centrés sur l’Afrique francophone ?

La « France – Afrique » est révolue, avec ses pratiques, ses réseaux et de plus en plus ses protagonistes. Aucun pays ne veut plus être sous la tutelle de quiconque, en Afrique comme ailleurs. L’heure est à la diversification de ses partenaires, de ses fournisseurs pour éviter ou en tout cas limiter les situations de dépendances. Le Maroc maintient un lien étroit avec les Etats-Unis notamment dans le secteur de la défense tout en menant une densité économique et culturelle avec la France, et en s’ouvrant à des contrats espagnols et en développant des partenariats chinois.

La Côte d’Ivoire continue de maintenir des liens économiques étroits avec la France et parallèlement développe ses liens économiques et politiques avec une large variété d’acteurs, du Maroc à la Turquie, de la Chine aux Etats-Unis.

L’Angola était historiquement et idéologiquement proche de l’URSS (qui en garde la trace à travers son drapeau) et parallèlement, un pays comme la France y est aujourd’hui le deuxième investisseur. Dans la même veine, les pays d’Afrique anglophones entendent diversifier leurs partenaires et la France s’inscrit pleinement dans cette démarche.

Ce n’est donc pas simplement l’expression d’une seule volonté française de se tourner vers les pays d’Afrique anglophone mais l’expression d’intérêts partagés entre les deux parties. D’ailleurs, l’année dernière, trois des quatre premiers partenaires commerciaux de la France étaient d’Afrique anglophone et lusophone, le Nigéria à la première place, suivi de l’Afrique du Sud puis la Côte d’Ivoire.

 

Vous plaidez pour passer du modèle « aid » au modèle « trade » : par où commencer concrètement ?

L’aide n’a jamais été ce qu’elle ne peut et doit être : un substitut au commerce, à l’investissement et au secteur privé. Elle doit au contraire le soutenir, l’accompagner car seules les entreprises créent de l’emploi, créent de la valeur et permettent aux Etats, par les ressources qu’elle génèrent, d’investir dans les champs régaliens et sociaux. C’est la raison pour laquelle l’agenda politique du début des années 2000 indiquait « trade, not aid » : du commerce mais pas de l’assistance. Pour dire les choses autrement, il faut apprendre à pêcher pour se nourrir et commercer et non fournir le poisson. Mais cet agenda n’a que très partiellement atteint ses objectifs.

L’aide au développement à laquelle je consacre une partie d’un chapitre du livre, doit être selon moi, revue de fond en comble, non pour en abîmer les impacts positifs par des décisions brutales et simplistes mais en ouvrant un autre chemin. Déjà le terme d’aide devrait totalement sortir du lexique politique et institutionnel. Cela se traduit par une réforme complète de sa mesure, des institutions qui la définisse et l’orchestre.

Ensuite, je distingue ce qui doit relever de la solidarité (les dépenses humanitaires, celles liées aux évènements climatiques et d’autres dont les contours doivent faire l’objet de discussions et négociations) et ce qui devrait relever de l’investissement et d’une logique d’intérêts. Cela implique des changements profonds au sein même des institutions, de la nature des emplois qu’elles abritent, du courage politique et de l’agilité pour les mettre en œuvre. J’approfondis ces pistes dans le livre.

 

Quel est l’avenir de la France en Afrique ? Est-elle définitivement condamnée à être l’ancienne puissance coloniale dont les pays africains veulent se libérer définitivement ou pourra-t-elle continuer à y jouer un rôle central ?

La France a une histoire singulière avec une partie de l’Afrique mais pas avec toute l’Afrique. On ne dira jamais assez qu’il n’y a pas une Afrique mais des Afriques. Si on raisonne depuis Paris, il faut sortir de cette lunette déformante qui appréhende le lien avec le continent africain sous le seul prisme de l’Afrique francophone. Les zones d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale ne représentent que 14 pays sur les 54. L’Afrique est également arabophone, lusophone et anglophone, sans parler de la particularité de l’Ethiopie.

Dans ces conditions, parler d’un rôle central n’a pas de sens, ni hier, ni aujourd’hui, ni demain. Une partie des pays d’Afrique francophone veulent effectivement vivre leur histoire en s’éloignant de la France. D’autres peuvent trouver un intérêt à nouer des liens économiques, scientifiques ou culturels avec la France (par exemple le milliardaire nigérian Dangote a décidé de faire fabriquer des Peugeot au Nigeria) et dans certains cas, des partenariats stratégiques couvrant des champs larges et variés.

Pour la France, il est aussi dans son intérêt d’avoir la même démarche, comme il en existe avec un certain nombre de pays, de l’Inde aux Emirats Arabes Unis. Cela exige de prioriser, d’avoir une vision claire de ces objectifs et de ces intérêts et donc de changer aussi le cadre dans lesquels ces discussions ou ces partenariats peuvent se nouer, tant au niveau européen, qu’au niveau africain pour qu’ils changent d’échelle.  Le livre explore plusieurs pistes en ce sens.

 

Votre livre, bien que très différent, résonne un peu de celui de René Dumont dans les années 1970 : « l’Afrique noire est mal partie ». N’êtes-vous pas trop optimiste et pensez-vous que l’Afrique est véritablement le continent de demain ?

Je ne suis ni optimiste ni pessimiste en soi car la trajectoire sera selon moi variable, hétérogène dans le temps et dans l’espace. Tous les pays africains ne suivront pas le même chemin. En revanche, ce dont je suis convaincu, c’est que le continent africain constitue sans l’ombre d’un doute l’enjeu majeur du XXIème siècle et que l’avenir des 20-30 prochaines années pour l’Europe et l’Afrique – pour rester dans une temporalité plus prévisible et le situer à une échelle de bloc continental, se jouent à très brève échéance. 

 

Propos recueillis par Michel Taube

Directeur de la publication

Retrouvons le sens du travail. La chronique de Patrick Pilcer

Quand Olivier Faure flirte à son tour avec l’antisémitisme… La chronique de Patrick Pilcer
Qui, honnêtement, peut encore avoir envie de travailler en France lorsqu’on écoute certains députés ? À les entendre, toute activité professionnelle relèverait d’une torture antique. Il est vrai que la pénibilité existe,…
Patrick Pilcer