Géopolitiques
09H30 - mercredi 17 octobre 2018

Notre puissance est au large ! La chronique d’Aymeric Chauprade

 

Finalement la France n’aura pas de ministère de la mer comme le suggéraient certains observateurs. Pourtant, c’eut été prendre la mesure de ce qu’est la France : la deuxième puissance maritime du monde.  

L’enjeu est de taille comme l’explique Aymeric Chauprade, député européen et géopoliticien, dans sa chronique pour Opinion Internationale à quelques jours de l’ouverture d’Euronaval le 23 octobre 2018 qui fête cette année son cinquantième anniversaire. Le plus grand salon international du naval de défense, de la sécurité et de la sûreté maritime, organisé tous les deux ans à Paris-Le Bourget, réunira donc jusqu’au 26 octobre les décideurs des marines et l’ensemble de l’industrie navale mondiale.

La veille au matin, le 22, à la Maison de la chimie à Paris, se tiendra un colloque international sur les grands enjeux de l’industrie navale de demain en partenariat avec la Fondation pour la recherche stratégique.

 

Victor Hugo disait que « la mer est un espace de rigueur et de liberté » ; il oubliait ce que l’actualité nous rappelle avec force : la mer est aussi le théâtre nouveau des puissances dans un monde multipolaire. Dans un article à la fois détaillé et prospectif, intitulé « l’arsenalisation des espaces maritimes», le capitaine de frégate Franck Maire prévenait que « les espaces maritimes, ayant ainsi rappelé qu’ils permettaient l’expression de la « loi du plus fort », redeviennent un enjeu de puissance, ce qui s’exprime à nouveau au travers du développement de forces navales, représentant dans certains cas plus de 50% des investissements de défense »[1] et, concluait par cette leçon : « Cette compréhension globale du retour du naval dans les stratégies de puissance impose une vigilance constante à l’aube d’une décennie à risques, à laquelle nous nous sommes peu préparés, contrairement à nos principaux compétiteurs. ». Voilà, me semble-t-il, la voie tracée pour que la France poursuive son destin, parfois contrarié, de thalassocratie : puissance, rigueur, liberté.

Puissance d’abord. Si elle ne pèse que 1% de la population mondiale, selon le mot malheureux de Giscard, en revanche, sa géographie maritime la propulse au second rang des nations. C’est l’étonnant paradoxe de la France que de continuer à peser grâce au stock d’investissements de ses ancêtres : Richelieu, Fouquet, Colbert, Vergennes… Mais comme le signalait Paul Morand dans le Puits et le Pendule, « la France n’a jamais pu choisir entre une vocation maritime et un destin continental »[2].

Or, la réalité des relations internationales lui impose désormais de dépasser ce clivage : d’une part parce que son destin continental semble bloqué par les errances de l’Union européenne qui l’engluent dans un concert inaudible de vingt-huit nations, et d’autre part parce que « l’arsenalisation des espaces maritimes », pour reprendre l’heureuse expression du capitaine de frégate Maire, ne lui laisse pas d’autre choix que de défendre ses intérêts sur mer ou d’être progressivement ravalée au rang d’un pays au riche passé maritime mais définitivement enterré, comme le Portugal et l’Espagne en donnent une triste illustration.

La France doit se penser non comme une nation maritime mais comme une puissance maritime : une thalassocratie. Les débats passés sur Clipperton et Tromelin et actuels (Nouvelle-Calédonie, Mayotte) démontrent la fragilité de cette conscience et la tentation de brader l’Outre-Mer, lointain et méprisé, mal géré et mal connu.  Sans cette nouvelle géopolitique qu’elle doit assumer sans complexe dans le concert des nations, son réarmement naval n’aura pas l’effet recherché et ne sera qu’un instrument sans finalité réelle. Pour compléter le propos de Franck Maire, « la compréhension globale du retour du naval dans les stratégies de puissance impose non seulement une vigilance » mais « une conscience de puissance ». »

C’est pourquoi trois grands programmes sont essentiels d’abord politiquement : le renouvellement de notre dissuasion sous-marine dans sa totalité (SNLE, SNA, escorteurs, avions de patrouille maritime, chasseurs de mines, infrastructures, communications, etc.), le remplacement permanent du Charles de Gaulle par deux porte-avions (car la puissance est permanente ou n’est pas) et la modernisation de tous nos moyens navals de souveraineté dans notre espace maritime mondial, enjeu qui dépasse en cela la Marine nationale (patrouilleurs, chalands de débarquement, ravitailleurs, moyens aéronautiques, douanes, gendarmerie et polices des frontières, etc.). 

Rigueur ensuite : la France doit retrouver le chemin de la rigueur dans l’effort de réarmement. Richelieu a « divisé nos côtés en districts maritimes, créé les grandes compagnies coloniales, rebâti nos ports (…), il embarque les mousquetaires, réforme la science nautique, fait surgir sur nos côtés les arsenaux »[3]: effort de longue haleine que suivront Fouquet, Colbert et qui, interrompu lors de la désastreuse guerre de Sept ans, sera reprise avec brio par Vergennes et sera à l’origine de nos succès éclatants contre les Anglais lors de la guerre en Amérique (et ailleurs). L’histoire commande la rigueur de l’effort.

Or, les lois de programmations passées en sont l’illustration inverse : la litanie politique des ravages opérationnels de la régulation budgétaire a déjà suffisamment fait pour le redire ici. Sans rigueur budgétaire, le réarmement qualitatif de la Marine n’aura qu’à moitié lieu. Elle souffre déjà d’une moitié de groupe aéronaval, d’une moitié de frégates, d’une moitié d’hélicoptères : qu’en sera-t-il si la LPM actuelle est revue à la baisse en 2021, année de revoyure selon l’horrible mot technocratique qui cache mal la volonté de sabrer les crédits plus que celle de les augmenter…

Liberté enfin. Si la Mer est un enjeu de puissance, elle doit demeurer pour la France un espace de liberté. Pour l’accès à son propre domaine et la défense de ses intérêts et de ses alliés, du Brésil à l’Australie, de l’Egypte aux Emirats Arabes unis.

Or, l’effort opérationnel des nations, quelles que soient leur rang, se focalise aujourd’hui sur des programmes visant à restreindre la liberté d’action : multiplication des projets et programmes de batteries côtières (en Asie, en Arctique, en Caspienne, en mer Noire, dans le Pacifique, dans le Golfe et au Maghreb), prolifération généralisée des missiles supersoniques (air-mer, surface-surface, surface-air), développement mondial des flottes sous-marines sur tous les continents, fourmillement des projets de drones navals armés opérant en petites escadres, etc.

Face à ce réarmement naval qui tend à sanctuariser des espaces maritimes souvent contestés et toujours convoités, réarmement à la fois continu, mondial et qualitatif, quelles leçons tirer pour notre pays ?  Premièrement, que sa Marine, de premier comme de second rang, doit s’étoffer (en bâtiments de combat et logistiques et donc en équipages) afin d’assurer la souveraineté du territoire national éparpillé sur tous les océans du monde, de durer en mission et d’encaisser des coups en opérations. Deuxièmement, qu’elle doit maintenir et développer le spectre complet de ses capacités qui font d’elle une Marine puissante, efficace et respectée dans le concert des nations. Enfin, que son réarmement se traduise en actes : c’est-à-dire que les programmes sortent ! La LPM esquisse à peine ce mouvement : il en faudra donc une autre pour lui redonner enfin les moyens que sa vocation mérite.

Puissance, rigueur et liberté : cette stratégie navale qui fut celle, par éclipses, de la France, devient impérieuse pour se désengluer des débats abscons et stériles de l’Union européenne et regagner sur mer des marges de manœuvre que la France n’a plus sur terre. Mais à nouvelle frontière, nouveaux moyens de défense. La France ne fera donc pas l’économie de développer une Marine de combat forte. 

Plus que la sécurité, la puissance est au large. 

Aymeric Chauprade est géopolitologue et député européen. Il a notamment publié « Chroniques du choc des civilisations », un atlas du monde multipolaire.

[1] Annuaire français des relations internationales, 2018, volume XIX. Pages 267 à 284

[2] Paul Morand, Mon plaisir en histoire, NRF, 1969, page 169.

[3] Paul Morand, op.cit.