Tunisie
07H40 - jeudi 28 avril 2011

« Le peuple tunisien est debout et demeure vigilant» Entretien avec l’une des actrices de la transition démocratique, Noura Borsali

 

Avez-vous vu venir la Révolution ?

NB : Non, et qui pourrait le prétendre ? On a vu monter, dans toutes les régions du pays, un grand mouvement de protestation contre la misère, les inégalités régionales, la corruption et l’absence de dignité dans laquelle le régime Ben Ali maintenait les Tunisiens. J’ai participé aux manifestations, surtout celle du 14 janvier devant le ministère de l’Intérieur, avenue Bourguiba à Tunis : c’était merveilleux ! Le slogan est sorti : BEN ALI DEGAGE !

Vous avez vécu une révolution menée par les jeunes Tunisiens : qui en ont été les principaux acteurs à leurs côtés ?

NB : Les jeunes, oui. Mais aussi toutes les générations et tous les âges. Et dans tout le pays. On a compté des centaines de milliers de manifestants à Sfax par exemple, la deuxième ville du pays. Le syndicat des travailleurs (Union générale tunisienne du travail, UGTT), – dont on connaît le combat historique pour son autonomie vis-à-vis du parti au pouvoir, déjà du temps de Bourguiba – a joué un rôle déterminant, selon moi. Dans certaines régions, les manifestations sont sorties des unions régionales de l’UGTT.  C’est la base syndicale ainsi que les cadres syndicaux qui ont poussé le Bureau exécutif de la centrale syndicale à soutenir aussi activement la révolution. Les avocats également ont joué un rôle important en soutenant les manifestants dont ils se sont constitués partie civile quand ces derniers faisaient l’objet d’arrestations : je me souviens de cette image d’avocats et d’avocates de Sidi Bouzid brandissant, à visage découvert, et dès le mois de décembre, des pancartes réclamant l’indépendance de la justice et la fin de la répression. Quel courage en ces temps de Ben Ali ! Mais, il est important de souligner que cette révolution a été sans leaders et tout à fait indépendante vis-à-vis de tous les partis politiques qui ont été surpris par ce mouvement populaire spontané et refusant toute tutelle.

Et aujourd’hui ? Où en est-on ?

NB : Honnêtement, je suis très inquiète car la confusion règne, les choses ne sont pas claires. Il y a des forces obscures –contre-révolutionnaires- qui manipulent et créent la confusion voire la peur. Que fait le gouvernement ? Pourquoi limoge-t-il tel ministre sans aucune explication ? Où sont passés et que font les dizaines de milliers de membres de la police politique ? La rupture avec l’ancien régime piétine et l’on sent que le gouvernement ne veut pas rompre totalement avec le passé. On a vu des nominations de gouverneurs de province parmi des anciens du RCD (le parti de Ben Ali) que la foule a renvoyés et refusés, une justice transitionnelle qui tarde à venir, et tant de dérives encore. Les poursuites judiciaires que l’on attend contre les principaux corrompus du précédent régime se font attendre. Aucune grande décision n’est venue en matière d’indépendance de la justice… Mais les citoyens demeurent vigilants. De plus, sur le plan politique, chaque jour se crée un nouveau parti. On en est à plus de cinquante. Souvent sans programme ni adhérents. Mais cela est compréhensible après 23 ans de dictature. Il n’empêche que le paysage politique demeure flou et sans partis forts. D’autant qu’il existe chez nos concitoyens une désaffection assez grave vis-à-vis des partis. En fait, le pays souffre d’une grande crise de confiance.

Qu’est ce qui a changé fondamentalement depuis le 14 janvier et le départ de Ben Ali ?

NB : La peur est partie et tout le monde parle librement de politique. Toutes les décisions sont discutées. Le peuple a repris la parole et compte bien la conserver ! Mais on sent bien que tout cela est encore balbutiant et fragile. Le paysage médiatique et audio-visuel a beaucoup à faire pour être à la hauteur de cette révolution et de ses objectifs et valeurs. Des débats spontanés s’organisent sur l’avenue Habib Bourguiba au centre de Tunis. Du jamais vu. Les Tunisiens se battent partout pour défendre leurs droits à une véritable reconnaissance. Mes amis du théâtre el Hamra de la Rue Jazira à Tunis ont observé trois nuits blanches pour protester contre la nonchalance du ministre de la culture. Je pense que la conquête du peuple tunisien de sa souveraineté est irréversible aujourd’hui en Tunisie : c’est cela la révolution. Plus rien ne sera plus comme auparavant. Le peuple tunisien est debout et demeure vigilant.

Et les femmes dans la révolution ?

NB : Elles ont joué un rôle décisif et ont fait preuve de grand courage. Mais là aussi au niveau des corps constitués, les choses bloquent déjà : nous n’étions que 17 femmes sur 71 membres dans la première composition de  l’Instance supérieure pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique. Nous sommes aujourd’hui 32 femmes sur 155 membres, soit autour de 20%. Il n’y a que deux femmes au gouvernement. Dans les médias, surtout à la télévision, on ne donne pas assez la parole aux femmes. Nous venons, dans le cadre de la loi électorale relative à la constituante, de voter la parité avec alternance au niveau des listes pour les prochaines élections. Une victoire historique et fortement symbolique. C’est une première dans le monde arabe. Mais pas en Afrique car le Sénégal en a adopté le principe en mai 2010 et au Rwanda 52% des députés sont des femmes. Et voilà que le premier ministre tout en considérant que c’est une décision « progressiste et audacieuse » vient de proposer un quota de 30%. Un recul contre lequel nous comptons nous mobiliser cette semaine.

Vous avez écrit sur Bourguiba. Faites-vous un lien entre le passage, somme toute pacifique, de la Tunisie à l’Indépendance et la force tranquille (n’oublions pas les 200 morts) de cette Révolution tunisienne ?

NB : Non, le passage que vous évoquez dans votre question n’était pas si pacifique que cela. Beaucoup de Tunisiens ont sacrifié leurs vies pour que le pays recouvre son indépendance. Il y a eu beaucoup de morts sous les balles des colonisateurs. La comparaison est difficile à faire. Aujourd’hui, il s’agit d’une révolution pour la dignité, la justice et la démocratie menée par le peuple contre une dictature qu’une bonne partie de l’occident a soutenue hélas. Il est difficile de mettre sur le même plan ces deux moments historiques.

Au fond, quelles sont les valeurs de cette Révolution ?

NB : La liberté, l’égalité entre les citoyens, la tolérance, la justice sociale, l’égalité entre les hommes et les femmes, la dignité humaine… Nous voudrions que ces valeurs soient protégées et, en aucun cas, remises en cause, même pas par ceux qui seront élus le 24 juillet prochain, quand bien même la constituante serait juridiquement maîtresse d’elle-même et forte de la souveraineté populaire. Certains proposent l’adoption d’une Charte républicaine, une sorte de pacte social, civil qui affirmerait les grands principes de la nouvelle Tunisie et que signeraient tous les candidats à la Constituante. La révolution est une rupture avec la dictature mais pas avec l’héritage culturel, politique, réformiste et constitutionnel de notre pays (nous avons été le premier pays arabe à avoir une constitution en 1861). Nous aimerions sauvegarder des acquis et les faire évoluer comme le régime républicain, l’égalité des citoyens, les droits des femmes, la liberté de conscience, la séparation des pouvoirs, l’indépendance de la justice etc… C’est une plateforme qui doit unir tous les Tunisiens parce que la révolution doit faire progresser le pays vers la démocratie et non pas opérer une régression.

Craignez-vous la menace islamiste ?

NB : Face à l’émiettement dont se caractérise le paysage politique, Ennahdha, le parti islamiste, pourrait constituer une force plutôt bien organisée. Mais personne ne peut présager de ce que les islamistes représentent réellement. Seules les urnes donneront le véritable poids de chacun des partis. Les Tunisiens sont attachés à la fois à la religion et à leurs libertés qu’ils ont chèrement conquises. Surtout les femmes. Les Tunisiens sont plutôt modérés et refusent qu’une force d’où qu’elle vienne leur impose un mode de vie ou des restrictions quant à leur manière de vivre ou à leurs choix.

Propos recueillis par Michel Taube et Chaïma Amara