Décideurs engagés
12H11 - jeudi 10 mars 2016

Mohed Altrad ou le rêve français

 

Le prix du meilleur entrepreneur au monde est revenu, pour l’année 2015, à Mohed Altrad, un Français au parcours aussi original qu’exceptionnel. Parti de rien et de sa Syrie natale, et alors que la France se morfond dans un chômage endémique et un moral au plus bas, l’exemple de cet entrepreneur hors-norme démontre que le rêve français est encore une réalité. Entretien.

Mohed Altrad

Mohed Altrad

 

Vous avez été élu meilleur entrepreneur du monde 2015. Quelles en sont les raisons selon vous ?

Il faudrait revenir sur les critères d’attribution de ce prix. C’est un ensemble, j’imagine, qui nous a fait l’emporter : les fondamentaux, l’histoire, les valeurs de notre groupe.

Quelles sont justement les valeurs du groupe Altrad et de son fondateur ?

Nous avons toujours veillé à ce que notre entreprise puisse tisser des liens étroits avec la société et soit en phase avec elle. Nous plaçons l’humain au cœur de notre politique : nous avons une charte qui s’intitule « les chemins du possible » et qui a été rédigée sur trente ans. Cette Charte, c’est aujourd’hui un livre ! La philosophie de notre entreprise y est développée. Nous avons ainsi tenté de construire des connexions entre les employés et l’entreprise car il est important de comprendre que l’homme n’est pas un être étanche. Il a des sentiments, il subit beaucoup de choses et il faut le prendre en considération.

valeurs

Les chemins du possble

Vous avez prospéré et réussi dans un secteur particulier qui est celui du bâtiment et des travaux publics (BTP). Or, il existe en France un certain mépris pour les métiers manuels. Partagez-vous ce point de vue et n’est-ce pas une clé du redressement de la France que de changer le regard sur les métiers manuels ?

Personnellement, je n’ai pas ressenti de mépris à l’égard de ce secteur. Ceci dit, il est probable que beaucoup préfèrent se diriger vers des métiers du secteur tertiaire.

Nos métiers sont nécessaires aujourd’hui à la société et à la vie. Je ne vois pas comment il serait possible de réaliser des projets, construire des ponts, des bâtiments et des routes sans les produits Altrad et ceux de ses concurrents.

Le groupe Altrad n’est d’ailleurs pas que dans le BTP. Nous travaillons avec les industries telles que les raffineries, les centrales nucléaires, les ports et les aéroports. Ceci représente la plus grande part de notre chiffre d’affaire et des équipements que nous fabriquons.

Etes-vous concerné par les enjeux environnementaux ?

L’industrie Altrad n’est pas polluante. Nous achetons la matière première que nous transformons et que nous traitons, mais c’est une industrie qui reste propre.

Par le passé, Altrad avait des usines de traitement de surface où il y avait des produits nocifs pour l’environnement mais nous avons fait le nécessaire pour encadrer ces activités et en réduire la pollution. Depuis quinze ans, nous avons complètement stoppé les activités qui étaient nocives pour la planète.

Comment se vivent, au sein du groupe Altrad, les enjeux de laïcité ? 


Le groupe Altrad comprend 17 000 personnes et seuls 20% de ses employés se trouvent en France. Ces 20% sont donc déjà minoritaires par rapport à l’ensemble du groupe et les problèmes de laïcité et de multiculturalisme se posent donc différemment chez nous.

Nous avons d’ailleurs, au sein de notre charte, un chapitre qui traite de ces questions en profondeur et qui parle de l’acceptation de l’autre. Nous avons toujours travaillé, au sein du groupe, dans une atmosphère multiculturelle qui est profondément ancrée dans notre ADN. Lorsqu’un Français qui travaille chez Altrad se rend en Chine pour travailler dans une filiale du groupe, il se trouve confronté à une autre culture et cela ne pose aucun problème.

Dans le même état d’esprit, nous avons décidé qu’il n’y aurait pas de langue officielle au sein de l’entreprise. Chacun est invité à communiquer ses idées dans la langue de son choix et nous avons des traductions simultanées qui permettent de se comprendre. C’est un signal fort de dire aux employés qu’ils peuvent s’exprimer dans leur langue maternelle s’ils le souhaitent.

Bref, nous n’avons donc pas de problèmes liés au multiculturalisme dans notre société.

Dans une interview accordée au journal « Le Point », vous avez parlé du « sentiment d’être Français ». Qu’est-ce que c’est, selon vous, ce sentiment d’être Français ?

Je pense qu’être Français, c’est avant tout le fait de se sentir bien en France.

Nous vivons aujourd’hui dans une société trop matérialiste où chacun cherche à maximiser son profit et son intérêt. L’équation est devenue impossible. Je pense, au contraire, que le citoyen français est celui qui tente de mettre en application les principes de la République – liberté, égalité, fraternité – et qui cherche à aider son prochain.

Par ailleurs, je pense que le discours politique actuel en France est trop souvent éloigné de cette approche-là. Les responsables politiques français sont trop souvent de mauvaise foi.

La société est devenue trop « cartésienne » et « logique ». Or, pourquoi la logique devrait primer sur le cœur, la solidarité, l’entraide et la fraternité ? Peut-être que la France tout entière devrait s’arrêter une journée afin de réfléchir aux fondamentaux de la nation.

Les Français vivent un mal-être profond, dont vous parlez également dans cette même interview. Vous avez été reçu récemment par François Hollande. Si vous étiez président de la République, quelles seraient les premières mesures que vous prendriez pour réconcilier les Français avec eux-mêmes ?

Je baserais ma campagne sur les valeurs fondamentales de la société. Je rédigerais une charte avec les Français, partant du postulat que nous sommes devenus un petit pays alors que nous devrions être un grand pays et qu’il n’y a aucune raison qu’on ne le redevienne pas.

J’établirais également un pacte national qui viserait à redresser la France afin d’en faire un pays prospère. Au risque de me répéter, il est nécessaire que les citoyens se sentent libres et solidaires. C’est ce que j’essaie de faire dans mon entreprise depuis trente ans. Nous sommes tous portés, chez Altrad, par une même humanité et nous avons le sentiment d’avoir œuvré pour quelque chose de grand et qui nous dépasse.

Quel est le point commun entre votre entreprise, le club de rugby de Montpellier que vous dirigez et les romans que vous avez publiés ?

Je suis à la recherche d’une forme d’humanité partout où je m’engage.

Je suis aujourd’hui apatride car je viens d’un pays, la Syrie, qui est morcelé par plusieurs groupes extrémistes et qui n’existe plus en tant que tel. Je ne peux donc plus retourner là-bas et j’essaie, à travers mes romans et ma mémoire, de faire revivre ces souvenirs et ces moments d’humanité qui ont pu exister.

Je me suis également investi dans le club de rugby de Montpellier pour les mêmes raisons qui m’animent depuis le début. J’ai repris le club au moment où il était en faillite. Il fallait redresser le club financièrement. C’est ce que j’ai fait et il est aujourd’hui l’un des plus intéressants du Top 14. Je l’ai aussi fait afin de créer une forme de « vie » au cœur de Montpellier, la ville où j’habite. C’est une manière de renvoyer l’ascenseur social à cette ville qui m’a permis de grandir et de bâtir.

Au fond, qui êtes-vous Monsieur Altrad ?

J’essaie de me définir comme un humaniste et un homme de paix. J’ai fait beaucoup de travail sur moi-même pour sortir à la fois de l’humiliation, du mépris, de l’abandon et de la pauvreté des sentiments qui m’entouraient. C’était une nécessité pour pouvoir survivre et faire de ma vie quelque chose de constructif.

 

Propos recueillis par Michel Taube et Jean Darrason

Directeur de la publication