Droits pratiques
13H28 - lundi 24 août 2015

Les repas sans porc ont-ils droit de cité dans les écoles de la République ?

 

Le débat et les malentendus sur la laïcité risquent à nouveau de se retrouver à la une des médias à la rentrée scolaire. Et c’est dans les plateaux des cantines de nos enfants que la question risque de resurgir…

Le maire de Chalon-sur-Saône (« Les Républicains ») avait pris en mars dernier un arrêté municipal interdisant les menus alternatifs, sans porc, dans les cantines scolaires de sa ville. En réponse à cette initiative, la Ligue de défense judiciaire des Musulmans avait saisi en référé le tribunal administratif de Dijon, lequel vient de rejeter sa requête le 18 août 2015.

Gilles Platret - Maire de Chalon-sur-Saône - crédit: Julien Piffaut / Wikimedia Commons

Gilles Platret – Maire de Chalon-sur-Saône – Crédit: Julien Piffaut / Wikimedia Commons

Rappelons que le juge des référés ne statue pas sur le fond. Il n’est compétent que pour rendre une décision provisoire, lorsque certaines conditions sont réunies : en matière civile, il s’agit de l’absence de contestation sérieuse et de l’urgence à statuer, par exemple lorsqu’il s’agit de mettre fin à un trouble. C’est pourquoi le juge des référés est souvent appelé « le juge de l’urgence et de l’évidence ». En matière administrative, l’article L. 521-1 du Code de justice administrative dispose que le juge des référés peut suspendre l’exécution d’une décision administrative « lorsque l’urgence le justifie et qu’il est fait état d’un moyen propre à créer, en l’état de l’instruction, un doute sérieux quant à la légalité de cette décision ». La sauvegarde des droits des parties peut également motiver le référé administratif et il advient même que la condition d’urgence soit écartée en des circonstances qui ne nous intéressent pas ici.

Le tribunal administratif de Chalon-sur-Saône a examiné les menus de la cantine et constaté que la première tranche de jambon serait servie le 15 octobre et ceci sans menu alternatif. D’une part, la condition d’urgence n’était, selon lui, pas remplie et d’autre part, « eu égard au contenu des menus proposés aux enfants et aux mesures d’information mises en place à l’attention des familles, l’accès aux services de restauration scolaire de l’ensemble des usagers, y compris les enfants de confession musulmane, ne paraît pas compromis ». Avant d’ajouter : « Il n’apparaît pas que la décision contestée serait susceptible de porter une atteinte suffisamment grave à un intérêt public, à la situation de l’association requérante ou aux intérêts qu’elle entend défendre ». Le tribunal aurait-il voulu transmettre la patate chaude à son confrère du fond qu’il ne se serait pas pris autrement. Il n’est pas le seul à agir ainsi, comme nous le verrons.

 

Hallal dans les cantines ?

Entre repas hallal dans les cantines, horaires de piscine pour les femmes, port du voile et prières au travail, la confrontation entre laïcité et liberté religieuse fait rage, du moins devant les tribunaux, alors que les deux concepts ne devraient a priori pas être antinomiques.

Les adeptes de la liberté religieuse s’appuient sur la Déclaration européenne des droits de l’homme et la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) de Strasbourg. L’évolution de la jurisprudence tend à démontrer que les sources de droit nationales, y compris la Constitution de la 5ème République, sont progressivement éclipsées par le droit européen, comme l’illustre encore la Cour de cassation dans un litige opposant une société de conseil et d’ingénierie à une salariée voilée : dans un arrêt du 9 avril 2015, la haute juridiction française a préféré botter en touche, sollicitant l’avis d’une autre juridiction supranationale, la Cour de Justice de l’Union européenne (basée, elle, à Luxembourg), avant de statuer. Or, on le sait, les Européens ne sont pas majoritairement laïcs, au sens que nous donnons à ce concept en France. Leurs sociétés sont certes sécularisées, mais l’expression de l’appartenance religieuse n’y est pas globalement perçue comme du prosélytisme ni comme une forme de danger. La liberté prime toute autre considération. Elle est également, rappelons-le tout de même, la première des trois devises de la République française.

Ce nouveau conflit autour des repas sans porc à la cantine illustre l’absurdité et les dégâts des postures idéologiques. Car fondamentalement, en quoi cela dérangerait-il les enfants non musulmans que leurs camarades puissent bénéficier d’un repas sans porc ? Et en quoi cela violerait-il la laïcité républicaine ? Juridiquement, on peut certes justifier le menu unique par la loi de 1905, séparant les Eglises de l’Etat…, sauf en Alsace et en Moselle où elle ne s’applique pas. Mais refuser les repas halal aux élèves musulmans, a fortiori dans les écoles où ils sont majoritaires, ne revient-il pas à entraver le libre exercice de leur religion, un droit sanctuarisé par la Cour européenne ? A cette question de juriste, il conviendrait sans doute d’apporter une réponse citoyenne, fondée sur le compromis plus que sur le droit : de nombreux musulmans, mais aussi juifs, ne mangent pas de porc, sans pour autant se conformer strictement aux critères hallals ou cashers. Prévoir une alternative au porc, qui du reste n’est pas servi quotidiennement dans les cantines, devrait aller de soi… et va de soi depuis longtemps dans de nombreuses cantines. Si cela ne satisfait pas les fidèles, il leur appartient de rechercher des solutions alternatives privées.

On relèvera par ailleurs l’initiative originale d’Yves Jégo, député UDI, qui souhaite imposer par la loi un repas végétarien dans toutes les cantines scolaires, en sus du repas traditionnel. Cela déplairait peut-être aux éleveurs et ouvrirait d’autres débats entre nutritionnistes, mais l’initiative permettrait de mettre un terme à cette bataille du cochon tout en contribuant à éduquer les enfants en matière d’alternatives au « tout viande », dont on ne cesse de souligner les méfaits sur l’environnement, la santé et la condition animale.

Il est bien évidemment hasardeux de se livrer à des pronostics judiciaires sur les suites qui seront données à l’affaire de Châlons-sur-Saône. Dans une logique politique, le Conseil municipal entérinera vraisemblablement la décision du maire, a fortiori après que le chef de son parti, Nicolas Sarkozy, lui a accordé son soutien. La tranche de jambon du 15 octobre prochain risque également de provoquer quelque agitation, sous l’œil des caméras.

Ultérieurement, le Conseil d’Etat devrait être saisi, et l’on peut penser que l’affaire se terminera, d’ici quelques années, devant la CEDH, dont la jurisprudence ne va pas jusqu’à interdire les restrictions à l’expression religieuse pour autant qu’elles soient justifiées et proportionnées, comme en matière de petite enfance ou de service public… ce à quoi correspond une cantine scolaire. Elle n’autorise pas davantage les fidèles à imposer aux laïcs ou adeptes d’autres religions de s’adapter à leurs pratiques et exigences.

On le voit, l’adoption de postures rigides, idéologiques, tant par certaines associations musulmanes que par les politiques, ne peut que nuire au fameux « vivre ensemble » dont tout le monde se prévaut.

Directeur de l'IDP - Institut de Droit Pratique