Tunisie
14H38 - vendredi 17 mai 2013

Habib Kazdaghli : « J’ai essayé de défendre l’application de la loi »

 

Doyen de la faculté de la Manouba, Habib Kazdaghli a vécu un procès d’un an, accusé d’avoir giflé une étudiante en niqab. Au-delà du fait divers, le verdict était aussi attendu pour mesurer l’indépendance de la Justice en Tunisie.

Le doyen de l'université de  la Manouba, Habib Kazdaghli

Le doyen de l’université de la Manouba, Habib Kazdaghli

Tunis, le 6 mars 2012. Deux étudiantes portant le voile intégral saccagent le bureau de Habib Kazdaghli, le doyen de l’université de la Manouba, selon le témoignage de ce dernier, qui explique avoir été victime de jets de pierre. L’une des deux jeunes étudiantes avait fait l’objet d’une procédure d’exclusion pour avoir porté le niqab en salle de cours. Celle-ci accuse Habib Kazdaghli de l’avoir giflée. L’événement est alors repris par les salafistes qui, le lendemain, avaient envahi l’université, décroché le drapeau national tunisien et hissé le drapeau noir, symbole du salafisme. Un sit-in largement relayé par les démocrates tunisiens sur les réseaux sociaux.

Le procès prend alors un retentissement international. L’opposition est les syndicats universitaires soutiennent le doyen. Les médias du monde entier relaient ce procès. Les Tunisiens, eux, prennent conscience avec cette affaire qu’ils sont en train de se faire voler la révolution. Leur révolution. C’est également l’avis de Habib Kazdaghli, que nous avions rencontré avant le verdict. Un verdict qui fut finalement en sa faveur : le doyen a été acquitté et les deux étudiantes ont été condamnées pour « atteinte aux biens d’autrui et préjudice à un fonctionnaire dans l’exercice de ses fonctions » à deux mois de prison avec sursis. Habib Kazdaghli risquait jusqu’à cinq ans de prison pour « acte de violence commis par un fonctionnaire. » Mais l’affaire n’est pas terminée pour autant puisque le ministère public a fait appel de ce jugement.

Opinion Internationale l’a rencontré il y a quelques semaines, avant son acquittement et bien sûr l’appel du parquet.

Frédéric Geldhof

Opinion Internationale : Votre procès dure, encore et encore. Pourquoi la justice traîne-t-elle autant ?

Habib Kazdaghli : Je l’ai interprété positivement. Il s’agit d’une affaire qui ne devrait pas en être une. C’est l’autorité politique qui a monté cela de toute pièce, la justice va se défendre en cherchant la vérité. On a cherché à l’instrumentaliser. Nous avons toutes les preuves aujourd’hui que la justice souffre de pressions, les magistrats ont d’ailleurs fait grève et manifesté plusieurs fois.

O.I. : Le procès s’est tenu malgré ces grèves…

H.K. : Oui et nous attendons le verdict le 2 mai [Habib Kazdaghli a été acquitté, les deux étudiantes ont écopé de deux mois de prison avec sursis. Le parquet vient de faire appel de la décision, NDLR].

O.I. : Qu’est-ce qui se joue, avec ce procès ?

H.K. : Je pense que c’est l’Etat de droit qui se joue en Tunisie. On espère que la loi va être respectée et que la Justice va pouvoir travailler de manière autonome. Ce qui se joue aussi, c’est l’autonomie de l’Université. Ce qui s’est passé l’année dernière, ce sont des tentatives de pression délibérées pour imposer un autre projet à la société, via l’Université. Car cela a commencé à l’université, avec un débat sur le port du niqab à l’intérieur des salles de cours.

O.I. : Vous êtes donc contre le port du niqab ?

H.K. : Je suis pour la liberté, même si je trouve qu’il s’agit d’une régression civilisationnelle. Je respecte cette liberté, mais il ne faut pas que cela touche à la pédagogie… Un enseignant n’a pas à exercer dans sa classe sans voir le visage des étudiants. L’enjeu, c’était l’autonomie de l’Université, des valeurs académiques, de la pédagogie, de la mixité, de la confiance entre professeurs. Je ne suis que l’expression de cette volonté. J’ai essayé de défendre, avec mes collègues et le Conseil scientifique, ces valeurs-là et l’application de la loi.

O.I. : Une loi qui interdit aujourd’hui à une personne dont on ne voit pas le visage d’aller en cours ?

H.K. : Absolument, ou bien d’assister à un examen, de soutenir une thèse devant un jury…

« La Révolution est synonyme de progrès et non de régression »

O.I. : Est-ce que tous les professeurs de l’Université vous ont soutenu ?

H.K. : La majorité des collègues désapprouvent cette opération. Mais parfois, ce n’est pas bien exprimé. Nos instances, le Syndicat de l’enseignement supérieur ou le Conseil scientifique, dans leur majorité, veulent que l’enseignement se fasse dans cette transparence. Mais certains nous appellent à un certain réalisme, nous disent qu’il faut laisser la vague passer, au nom de la Révolution. Cela, nous ne l’acceptons pas. La Révolution est synonyme de progrès et non de régression.

O.I. : Les fonctionnaires, du temps de Ben Ali n’avaient pas le droit de porter le voile. Depuis son départ, de plus en plus de femmes se sont mises à porter le voile. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

H.K. : Je l’ai vécu comme une régression. Notre génération a connu Bourguiba qui essayait de convaincre les femmes de se dévoiler. Nous sommes là pour bâtir une Nation, un pays. Nous devons être ensemble, unis.

O.I. : Cette révolution de la dignité, de la justice, se traduit aujourd’hui par des reculs…

H.K. : C’est le côté pervers. En France, il y a eu la Vendée au moment de la Révolution. Il y a toujours des tentatives de confiscation après une révolution. Notre but n’est pas d’écarter les autres, mais de maintenir la flamme de la Révolution. Nous étions devant le ministère de l’Intérieur le 14 janvier, et personne n’a brandi le drapeau salafiste, ce jour-là !

O.I. : Pour vous, la Tunisie que vous aimez, elle est comment ?

H.K. : J’aime la Tunisie dans sa pluralité. J’emploie toujours le mot « identités » en lui ajoutant « plurielles ». Lorsque j’entends « identité » seul, je ne l’accepte pas. Beaucoup de gens ne savent pas que la Tunisie, avant d’être chrétienne ou juive, a été berbère. Elle est musulmane, andalouse, méditerranéenne… C’est un brassage riche, que nous portons tous.

 Propos recueillis par Michel Taube